Depuis ces dernières années, le démontage des têtes nucléaires excédentaires a laissé les États-Unis et la Russie avec des stocks importants de plutonuim et d'uranium très enrichi. La création de ces surplus a ravivé les débats dans le monde sur l'utilisation du plutonium comme source d'énergie et apporté de nouveaux arguments pour continuer à financer les projets en cours. Cet article passe en revue les informations élémentaires sur l'utilisation du plutonium et donne le coût ainsi qu'une analyse technique de cette utilisation.
L'uranium-235 est pratiquement la seule matière fissile (une matière qui peut maintenir une réaction en chaîne et qui peut servir de combustible aux réacteurs nucléaires) qui existe dans la nature. Cependant, la teneur de l'uranium-235 dans le minerai d'uranium n'est que de 0,7 pour cent. Presque tout le reste est composé d'un autre isotope, l'uranium-238 qui, lui, ne peut pas entretenir une réaction en chaîne. Bien que l'uranium-238 ne soit pas une matière fissile, il peut être converti dans un réacteur nucléaire en plutonium-238 qui, lui, est fissile. Cette propriété a conduit les partisans du nucléaire à considérer l'uranium-238 comme la solution à long terme de l'énergie nucléaire. En fait, les réacteurs peuvent être conçus pour produire, à partir de l'uranium-238, plus de matériaux fissiles sous forme de plutonium qu'ils n'en consomment au cours du cycle de production d'énergie. C'est pour cette raison qu'on appelle ces réacteurs "surgénérateurs" et l'uranium-238 une matière "fertile". Les avocats de l'énergie nucléaire ont utilisé l'expression "source d'énergie magique" pour décrire le système de production d'électricité dans les surgénérateurs parce que la quantité de combustible en fin de production pourrait être plus importante qu'au départ.1 Dans les années 50 et 60, on pensait que l'uranium était une ressource très rare. Les scientifiques ont réalisé que les besoins en uranium pour un système de production d'énergie utilisant les surgénérateurs seraient bien moindres que ceux basés sur un système fonctionnant sur une utilisation à cycle ouvert de l'uranium. Par exemple, la quantité d'uranium naturel nécéssaire pour la durée de fonctionnement d'une centrale électrique de 1 000 mégawatts2 dotée d'un réacteur à eau légère (le réacteur à eau légère est le plus courant) est d'environ 4.000 tonnes. Au contraire, un surgénérateur de même grandeur n'a besoin que d'environ 40 tonnes. Cette réduction théorique des besoins énergétiques d'un facteur cent convainquirent les partisans de l'énergie nucléaire que les surgénérateurs, comprenant le retraitement du plutonium du combustible irradié, seraient au centre de ce futur magique de l'énergie nucléaire et qu'un jour l'énergie nucléaire deviendrait si bon marché qu'il ne serait plus utile de relever le compteur.3 À cette époque, les prévisions pour la demande d'électricité étaient très importantes. Au début des années 70, les États-Unis pensaient qu'en l'an 2000 la capacité nucléaire à mettre en place devrait être de 1 000 000 mégawatts. Cependant, aujourd'hui la capacité des États-Unis ne se situe qu'à la hauteur de 10 pour cent de ces projections (environ 100 000 mégawatts) et elle se maintiendra à ce niveau en l'an 2000 (voir le tableau 3, page xx pour plus d'informations). Malgré cela, des arguments théoriques en faveur des surgénérateurs continuent d'inspirer les pouvoirs établis nucléaires du monde entier. Mais les réalités techniques, économiques, politiques, écologiques et militaires se sont unies pour rendre un système d'énergie basé sur le plutonium économiquement irréalisable, dangereux pour l'environnement, difficile à justifier diplomatiquement et risqué sur le plan militaire.
Dans cet article, l'argumentation est centrée sur le surgénérateur refroidi au sodium (portant aussi le nom de réacteur à neutrons rapides) qui a été développé et mis en service. Des milliards de dollars ont été dépensés pour la recherche, le développement et la démonstration de cette technologie dans nombre de pays, en particulier aux États-Unis, en Russie, en France, en Grande-Bretagne, en Inde, au Japon et en Allemagne. Mais cette technologie n'a pas encore atteint le stade commercial d'une production fiable d'énergie, même modeste, et de la surgénération du combustible. Les surgénérateurs ont une capacité totale d'environ 2 600 mégawatts, ce qui ne représente que 0,8 pour cent de la capacité mondiale d'énergie nucléaire qui est d'environ 340 000 mégawatts (voir le graphique page 13). Les centrales nucléaires elles -mêmes ne totalisent que 12 pour cent de la capacité mondiale de production d'électricité. Non seulement les surgénérateurs n'ont produit qu'une minuscule fraction d'électricité mais leur capacité à produire une quantité nette et importante de matière fissile est un échec. Il est même possible que jusqu'à ce jour les surgénérateurs ont consommé plus de matière fissile qu'ils n'en ont produit. Près de la moitié de la capacité mondiale des surgénérateurs provient d'un seul réacteur, Superphénix en France, qui a eu de sérieux problèmes de fonctionnement et ne fonctionne pas à l'heure actuelle comme surgénérateur. Plus exactement, c'est maintement un net consommateur de matière fissile, utilisé principalement comme installation de recherche pour l'étude de la fission du plutonium et des actinides. Les actinides sont des éléments chimiquement semblables au plutonium. Environ 10 pour cent de la capacité mondiale des surgénérateurs est produite, en outre, dans le réacteur de 280 mégawatts de Monju au Japon qui a eu un accident au mois de décembre 1995, huit mois seulement après sa mise en service. La plupart des surgénérateurs, autres que ceux de la France et du Japon, ont fonctionné avec du combustible à l'uranium plutôt qu'avec du plutonium qui est plus difficile à contrôler. Le surgénérateur russe BN600 refroidi au sodium a utilisé principalement comme combustible de l'uranium très enrichi et le BN350 du Kazakstan fonctionne maintenant avec de l'uranium moyennement enrichi. Beaucoup de problèmes ont compliqué la recherche et le développement ainsi que le fonctionnement des surgénérateurs :
La plupart des programmes concernant les surgénérateurs ont été suspendus ou arrêtés à cause des énormes investissements nécessaires et des problèmes de fonctionnement présentés ci-dessus. Ces programmes ont été abandonnés ou réduits au niveau d'une recherche de faible envergure aux États-Unis, en Allemagne et en Angleterre. Le programme japonais a été sérieusement retardé à cause d'une fuite accidentelle de sodium qui s'est produite au mois de décembre 1995 à la centrale de Monju. Le redémarrage de la centrale n'est pas programmé avant plusieurs années. Il est même possible que l'arrêt soit définitif. Pour l'instant, il n'y a pas de projets français pour la construction de nouveaux surgénérateurs. L'Angleterre et l'Allemagne se sont retirés du projet de surgénérateur européen. Le programme indien n'a jusqu'ici abouti qu'à un petit prototype. Les projets russes sont au point mort pour des raisons économiques. Les difficultés financières et techniques liées aux surgénérateurs, au retraitement du plutonium et à la fabrication du combustible au plutonium ont consommé des crédits beaucoup plus élevés que ceux dépensés pour les réacteurs qui ne fonctionnent qu'à l'uranium. De plus l'uranium est beaucoup plus abondant aujourd'hui qu'on ne le pensait dans les années 50 et 60. Au lieu d'augmenter, le prix de l'uranium a baissé en coût réel au cours des dernières dizaines d'années (voir le tableau ci-contre). De plus, depuis dix ans, le cours du marché au comptant (les prix sur le marché libre à un moment donné) ont été considérablement plus bas que le prix contractuel. Par exemple, en 1990 le prix de l'uranium sur le marché au comptant était d'environ 30 dollars du kilo, juste la moitié du prix contractuel (en dollars de 1995).Au cours de ces deux dernières années, les prix sur le marché au comptant se sont situés entre 20 et 40 dollars du kilo. La baisse du prix de l'uranium provient en partie du fait que le nombre des nouvelles centrales nucléaires construites est bien moindre que prévu et a entraîné une baisse de la demande.
* Nous avons utilisé l'indice des prix à la production pour convertir les prix actuels de l'uranium en dollars (1995) La valeur et le coût du plutonium Quoiqu'il n'y ait pas d'installations électriques construites basées sur les surgénérateurs, il est quand même possible d'utiliser le plutonium comme combustible dans des réacteurs à eau légère et d'autres réacteurs qui au départ n'avaient pas été conçus pour la consommation du plutonium. De toute façon, environ un quart à un tiers de l'énergie dans un réacteur à eau légère provient du plutonium créé à partir de l'uranium-238 contenu dans les aiguilles de combustible au cours du fonctionnement du réacteur. De plus, le combustible usé en provenance des réacteurs à eau légère contient environ 0,7 pour cent d'isotopes fissiles de plutonium. Ce plutonium, bien qu'étant une petite fraction de la matière fissile utilisée dans le réacteur peut être séparé pour être utilisé comme combustible. Cependant, la plupart des réacteurs n'ont pas été conçus pour fonctionner avec du plutonium pur. La quantité totale de matière fissile (l'uranium-235 ainsi que les isotopes fissiles de plutonium) doit être maintenue à moins de 5 pour cent dans la plupart des réacteurs à eau légère. Le plutonium est transformé en oxyde et mélangé avec de l'oxyde d'uranium appauvri (principalement de l'uranium-238 avec environ 0,2 pour cent d'uranium 235) pour créer un oxyde mixte de plutonium et d'uranium (combustible MOX). Ainsi, il semblerait que, même sans les surgénérateurs, le plutonium peut être utile en tant que combustible pour les centrales nucléaires. Bien que cet argument soit vrai en théorie, du point de vue de la physique, il n'est pas valable pour des raisons économiques. Pour déterminer une valeur économique du plutonium qui ait un sens, nous devont prendre en compte les coûts de son retraitement et de sa fabrication nécessaires pour le rendre utilisable et les comparer au coût d'autres combustibles. L'analyse indépendante la plus détaillée et récente faite sur ce sujet est une étude publiée en 1995 par l'Académie Nationale des Sciences des États-Unis en 1995 o ù différents choix pour l'utilisation du plutonium sont étudiés. Le rapport de l'Académie Nationale des Sciences des États-Unis estime le coût du retraitement et de la fabrication de combustible d'oxyde d'uranium enrichi à 4,4 pour cent à 1 400 dollars du kilo en dollars de 1992, en supposant que le prix de l'uranium naturel soit de 55 dollars. Le coût de la fabrication du combustible MOX, en supposant que le plutonium est gratuit (c'est à dire que le plutonium est obtenu des surplus du programme des armes nucléaires), serait d'environ 1 900 dollars du kilo en dollars de 1992, sans compter les taxes et les assurances.4 Ce prix plus élevé du combustible MOX signifie que le coût annuel, pour un cÏur doté entièrement de MOX, se monterait à environ 15 millions de dollars supplémentaires par an que pour un réacteur de 1000 mégawatts chargé avec du combustible à l'uranium. Ceci équivaut à 450 millions de dollars (en dollars de 1992) pour la durée de fonctionnement du réacteur même si le plutonium est gratuit. Ce montant équivaut à environ 500 millions de dollars 1995. De plus, les coûts pour l'entreposage du combustible MOX usé seront probablement plus élevés que ceux du combustible usé à l'uranium parce que le combustible MOX usé sera plus radioactif et contiendra deux à trois fois plus de résidus de plutonium que le combustible usé à l'uranium. Il est clair que si les prix de l'uranium restent relativement bas, l'utilisation du combustible MOX n'est pas rentable même dans les circonstances les plus favorables, c'est à dire quand le plutonium ne coûte rien et tant que le prix de l'uranium est prÈsumÈ plus cher que sur l'actuel marché au comptant. La différence est même encore plus grande quand le coût du retraitement entre en compte, parce que le retraitement augmenterait de centaines de millions de dollars le coût du combustible nécessaire pour la durée de fonctionnement d'un réacteur. Comme l'Académie Nationale des Sciences l'indiquait dans son rapport de 1994, le fait que le plutonium ait une valeur comme combustible, du fait de ses caractéristiques physiques, ne le rend pas économiquement rentable. Les schistes bitumineux ont aussi une valeur physique, mais le coût de l'exploitation de ces schistes comparé à celui des nappes de pétrole rend impossible, sur le plan économique, son utilisation comme combustible (tout comme pour le plutonium). De plus le plutonium pose des problèmes de prolifération qui, bien qu'ils soient difficiles à quantifier monétairement, sont malgré tout importants.
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1. Tous les chiffres sont arrondis soit au premier chiffre significatif soit
à 5 tonnes près. La somme n'est pas arrondie.
2. Le plutonium commercial séparé appartient aux seuls pays qui retraitent actuellement : la France, l'Angleterre, le Japon, la Russie et l'Inde. De plus, des pays qui ne retraitent pas à l'heure actuelle ont passé des contrats de retraitement avec la France et l'Angleterre, et possédent aussi des réserves importantes de plutonium commercial. Ce sont : l'Allemagne, la Belgique, la Hollande, l'Italie et la Suisse. Les États-Unis ont aussi une petite réserve de plutonium commercial provenant de l'usine de retraitement de West Vally dans l'État de New-York, qui a été fermée en 1972. |
3. Aucun pays, sauf les États-Unis, n'a dévoilé les chiffres de sa
production militaire de plutonium. Tous les autres chiffres militaires sont
des estimations approximatives. Nous avons choisi le chiffre de 150 tonnes
de plutonium militaire en Russie pour les années 1990 et 1995. Des
informations récentes provenant de Russie indiquent que ce chiffre pourrait
être plus faible, approximativement 130 tonnes.
Source: Arjun Makhijani et Scott Saleska, The Nuclear Power Deception
(Takoma Park, Maryland: Institute for Energy and Environmental Research,
1996). |
Les dangers de la prolifération Bien que le plutonium civil ait une composition isotopique différente du plutonium produit pour les armes, il peut quand même être utilisé comme explosif nucléaire comme cela a été clairement démontré lors d'un essai positif effectué en 1962 par la Commission de l'Énergie Atomique des États-Unis. Continuer le retraitement et l'utilisation du plutonium entraînerait un double danger de prolifération. D'abord, l'augmentation du stock de plutonium, séparé du combustible usé provenant des centrales nucléaires électriques, contrevient aux engagements contenus dans les traités internationaux. Même si la séparation du plutonium n'est effectuée que pour des raisons commerciales, elle peut être perçue comme ayant pour but unique d'augmenter le stock des matières utilisables pour les armes nucléaires. Très vite, cela pourrait ruiner les chances de succès des négociations mondiales pour l'arrêt de la fabrication des matières fissiles et, à la longue, le Traité de Non-Prolifération, dans lequel chaque signataire en accord avec l'article VI s'engage à Ç poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire...» Ensuite, il y a danger de détournement du plutonium sur le marché noir. La valeur du plutonium comme combustible est déterminée par le prix de l'uranium. En supposant que le prix de l'uranium naturel soit de 40 dollars du kilo, l'uranium-235 vaut alors 5 600 dollars du kilo. Puisque l'énergie obtenue par la fission du plutonium-239 et de l'uranium-235 est à peu près la même, la valeur du plutonium comme combustible peut être en principe évaluée à 5 600 dollars du kilo. Le plutonium créé dans les réacteurs commerciaux contient aussi des isotopes qui ne sont pas fissiles, diminuant ainsi la valeur du plutonium pour l'amener à 4 400 du kilo.5 Six à dix kilos de plutonium créés dans les réacteurs commerciaux suffisent pour fabriquer une bombe atomique, pour un prix entre 26 400 et 44 000 dollars. Néanmoins, la valeur du plutonium serait sans aucun doute bien plus élevée sur un marché noir éventuel o ù les motifs de l'achat seraient de fabriquer une arme. Le danger de détournement du plutonium vers un marché noir est particulièrement sévère en Russie o ù l'affaiblissement du contrôle central s'ajoutant à la croissance du crime organisé et à des conditions économiques difficiles rendent les risques de détournement plus grands. Les problèmes à long terme Les réalités économiques relatives au plutonium sont maintenant si bien connues qu'il n'y a pas de polémiques sérieuses quant à sa non-utilisation comme source d'énergie, à court terme et à moyen terme. Mais les partisans du plutonium comme source d'énergie mettent en avant les besoins énergétiques à long terme comme motifs pour créer et maintenir une infrastructure nécessaire à l'utilisation du plutonium. On estime que les ressources d'uranium à 80 dollars du kilo (encore bien en-dessous du prix auquel le plutonium serait concurrentiel) sont d'environ 3,3 millions de tonnes, assez pour à peu près six à sept décennies de combustible à cycle ouvert si les quantités utilisées pour la production des centrales nucléaires restent les mêmes qu'à l'heure actuelle. Ces approximations ne tiennent pas compte du fait qu'une augmentation réelle des prix est accompagnée d'une campagne intense de prospection. L'histoire de la prospection du pétrole et du gaz naturel est intructive. L'augmentation des prix dans les années 73-74 s'est produite à la suite de la politique de limitation de production et de fixation des prix adoptée par l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP). Cependant, la hausse des prix engendra de nouvelles prospections et la considérable augmentation du nombre de pays exportateurs de pétrole ainsi que la disponibilité du pétrole eurent comme résultat qu'aujourd'hui le prix réel du pétrole est plus bas qu'il ne l'était en 1974. Les prix de l'uranium ont eu tendence à baisser en termes réels (à l'exception d'une période dans les années 70 quand les prix de l'uranium ont suivi la hausse des prix du pétrole), ainsi les estimations actuelles des ressources d'uranium pourraient être sous-estimées. Quelques soient les opinions sur le futur de l'énergie nucléaire, il ne sert à rien aujourd'hui d'investir d'énormes sommes d'argent pour utiliser le plutonium comme combustible puisque les perspectives d'une utilisation rentable se situent à plusieurs décennies, et ce n'est même pas encore sûr. L'utilisation du plutonium a encore moins de sens dans le contexte d'une situation de crise économique, o ù les rares capitaux pourraient être mieux investis dans des systèmes de production d'énergie plus adaptés au respect de l'environnement et à la sécurité et avec de plus grands profits, comme par exemple des usines au gaz naturel ou utilisant la biomasse, la production d'électricité solaire avec le concours du gaz et une utilisation plus efficace de l'énergie.
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Comments to Outreach Coordinator: ieer@ieer.org
Takoma Park, Maryland, USA
October, 1997