IEER | Énergie et Sécurité No. 23


" Cher Arjun "

Cher Arjun,
Certains disent que ceux qui reçoivent des petites doses de radioactivité sont en meilleure santé que ceux qui ont les mêmes antécédents mais n'ont jamais reçu aucune dose d'irradiation. Les radiations ionisantes peuvent-elles vraiment être bonnes pour la santé ? Ou est-il vrai que la moindre dose de radioactivité entraîne un risque supplémentaire ? Où en sont les connaissances à ce sujet ?
--Helga, à Helsinki


Cher Helga,

Dans le temps, on pensait que les faibles doses de radioactivité étaient reçues dans des zones à faible altitude, comme la Vallée de la Mort. Mais l'establishment nucléaire a fait valoir que c'est en fait dans des zones situées à haute altitude, comme Denver et les Rocheuses, que l'on trouve ces faibles doses. La vérité est qu'il y a plus de radioactivité dans les dépotoirs. Malheureusement, il y en a tellement que s'en est profondément déprimant.

L'hypothèse selon laquelle toute exposition supplémentaire à la radioactivité crée une augmentation proportionnelle du risque de cancer s'appelle hypothèse "linéaire sans seuil" (LSS). Certains ont mis en avant l'hypothèse dite de "l'hormesis"1. L'hormesis n'est pas une sorte de céréales pour le petit déjeuner (bien qu'à une certaine époque, certains types de l'establishment nucléaire aient donné à manger des flocons d'avoine radioactifs à des enfants, à titre expérimental).2

Certains professionnels de la radioprotection ("health physics", littéralement "physique de la santé"...) ont dit que ces deux hypothèses sont des hypothèses parmi d'autres et que même les études publiées montrent que l'hypothèse de l'hormesis est la plus convaincante. Une telle présentation de l'état des connaissances est très trompeuse.

L'hypothèse LSS (pour les tumeurs solides) n'est pas seulement une hypothèse entre deux ou parmi d'autres hypothèses. C'est celle qui, après avoir tout bien pesé et considéré, correspond le mieux aux données disponibles. C'est pourquoi l'hypothèse LSS constitue la base des réglementations, malgré l'immense pouvoir de l'industrie nucléaire qui voudrait s'en débarrasser et la remplacer par une hypothèse avec seuil.3

L'évaluation scientifique minutieuse la plus récente sur la question du rapport dose/effets des faibles niveaux de radioactivité sur les populations a été réalisée par le National Council on Radiation Protection and Measurements (NCRP - Conseil national de protection radiologique) et a été publiée en 2001. Cette évaluation a réaffirmé que l'hypothèse LSS est la meilleure, malgré évidemment certaines incertitudes. Cette étude a examiné en détail les hypothèses alternatives et les a rejetées.

Le rapport le plus récent de l'Académie nationale des sciences des Etats-Unis (NAS) sur ce sujet, qui émane du comité sur les Effets biologiques des rayonnements ionisants (rapport BEIR V - Biological Effects of Ionizing Radiation), date de 1990 et sa conclusion est également en faveur de l'hypothèse LSS. Le comité BEIR VII de l'Académie des Sciences procède actuellement à un examen de toutes ces données, et devrait publier un rapport en octobre 2003. Ce comité a eu plus d'une présentation sur l'hormesis. On lui a également présenté les données relatives aux effets des rayonnements ionisants qui viennent conforter l'hypothèse LSS. Nous verrons à quelle conclusion il parviendra à la clôture de son travail à la fin de l'année.

Quant à l'hormesis, permettez-moi tout d'abord de citer l'étude NCRP de 2001 (Evaluation of the Linear-No-Threshold Dose Response Model for Ionizing Radiation, NCRP, juin 2001). J'ajouterai ensuite quelques remarques personnelles sur les études épidémiologiques concernant les travailleurs.

Voici la conclusion du NCRP sur les données au niveau cellulaire concernant l'hormesis (pp. 3-4. C'est nous qui mettons en italique certains passages) :

Il convient de noter qu'on a observé qu'une exposition préliminaire à une faible dose d'irradiation de "mise en condition" (par ex. 10 millisieverts, ou 10 mSv) améliore la réparation des aberrations chromosomiques pour de telles lésions d'ADN dans les cellules de certaines personnes ; toutefois, les données existantes laissent entendre qu'une telle réponse n'est pas obtenue chez toutes les personnes, que la réponse ne dure pas plus de quelques heures quand elle se produit...A partir des éléments existants, il apparaît probable que cette réponse adaptative intervienne essentiellement pour réduire la composante quadratique (double événement) de la courbe dose/effets, sans influencer la pente de la composante linéaire. Bien que les données existantes ne permettent pas d'exclure la possibilité de l'existence d'un seuil pour l'induction d'aberrations chromosomiques autour d'un niveau de dose de l'ordre du millisievert, il n'existe aucune donnée tendant à confirmer une telle possibilité, et un tel seuil ne correspondrait pas à la compréhension actuelle des mécanismes de formation des aberrations chromosomiques pour des faibles doses.

Mon interprétation  :

  1. Le NCRP s'est penché sur les données au niveau cellulaire concernant l'hormesis et les seuils.
  2. Il existe des données tendant à prouver un effet de courte durée (quelques heures) chez certaines personnes mais pas chez les autres. (De mon point de vue, dans la mesure où l'effet est de courte durée, il n'a aucun intérêt en termes de santé publique, même s'il est confirmé par des recherches complémentaires.)
  3. Aucun de ces éléments indiqués change la pente de la relation linéaire dose-effet.
  4. Il n'y a pas de données probantes au niveau cellulaire en faveur d'un seuil pour les dommages chromosomiques.

En ce qui concerne les études épidémiologiques sur les travailleurs, en règle générale les études qui montrent que les travailleurs exposés aux rayonnements ionisants sont en meilleure santé appartiennent à l'une des deux catégories suivantes. La première compare les travailleurs à l'ensemble de la population. Une telle approche n'est pas satisfaisante pour différentes raisons, notamment du fait qu'elle ignore "l'effet du travailleur en bonne santé" - c'est-à-dire le fait que les travailleurs soient en meilleure santé que la population dans son ensemble.

La deuxième catégorie compare des travailleurs qui auraient été exposés à d'autres qui ne l'auraient pas été (ou des groupes de travailleurs en fonction de degrés d'exposition). En principe, certaines études de ce type devraient donner des résultats utiles. Toutefois, les fichiers dosimétriques, au moins au Département américain de l'énergie (DOE), laissent beaucoup à désirer, comme que je l'ai montré ailleurs.4 Avant 1989 le DOE et ses sous-traitants n'ont jamais calculé de doses internes pour aucun travailleur. Ceci signifie qu'on ne sait même pas si les travailleurs qui sont placés dans la catégorie "non-exposés" ou "exposés à des faibles niveaux d'irradiation" ont effectivement été exposés à ces faibles doses. Les fabricant licenciés par la Commission de la réglementation nucléaire américaine (NRC) n'avaient pas non plus l'obligation de calculer les doses internes et ne l'ont pas fait (au moins jusqu'en 1991).

Les relevés de dosimétrie externe du DOE sont dans le meilleur des cas clairsemés pour les périodes les plus anciennes, et réalisés de manière épouvantable dans bien des cas. (Des responsables du DOE et du General Accounting Office ont apporté un témoignage allant dans ce sens.) Certains relevés dosimétriques ont été fabriqués de toutes pièces. Certains relevés plus récents sont également de mauvaise qualité. Finalement, l'état de santé des travailleurs n'est pas suivi de façon satisfaisante sur de longues périodes, étant donné les mouvements de personnel et le caractère incomplet des dossiers médicaux aux Etats-Unis (de manière générale). Il est difficile et souvent impossible d'utiliser de tels dossiers pour des études épidémiologiques sérieuses.

Parfois, les partisans de l'hormesis basculent dans une absurdité scientifique pure et simple. Par exemple, une étude, par K. S. V. Nambi et S. D. Soman, qui concluent en faveur de l'hormesis, a été publiée dans Health Physics en mai 1987 (pp. 653-657). Cette étude soutenait que les habitants des villes d'Inde présentant les taux de radioactivité ambiante les plus élevés avaient des taux de cancer inférieurs à ceux des habitants de villes à plus faibles taux de radioactivité. L'étude présentait toutes sortes de carences importantes (par exemple, elle faisait entre autres, l'hypothèse que les décès par cancer dans les hôpitaux étaient proportionnels aux taux de cancer dans les villes indiennes, elle ne tenait pas compte des doses d'irradiation interne, etc.) Elle manifestait un tel enthousiasme en faveur de l'hormesis qu'un graphique dans l'étude indiquait que, si les doses d'irradiation étaient augmentées selon la fonction linéaire dérivée par les auteurs à partir des "données", les taux de cancer descendraient à zéro ! Flanquez-leur une dose suffisante et ils n'auront jamais de cancer. Malgré l'absurdité évidente de cette extrapolation, l'étude a passé avec succès la revue par les pairs et a été publiée.

Si les réglementations sur la radioprotection sont basées sur l'hypothèse LSS, cela ne relève pas du caprice d'un bureaucrate. C'est parce que la science y voit la meilleure hypothèse globale, malgré les incertitudes.

Je pourrais ajouter que des recherches récentes indiquent que le rayonnement bêta de faible énergie (particulièrement celui qui provient du rayonnement bêta du tritium) et les rayons X de faible énergie (comme la plupart des radiographies médicales) présentent environ deux fois plus de risques par unité d'énergie d'irradiation déposée que ce qui figure dans les réglementations actuelles basées sur les coefficients de risque de la CIPR (Commission internationale de protection radiologique). Les réglementations actuelles sont basées sur les rayonnements gamma de haute énergie, caractéristiques des explosions des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki, qui constituent le fondement épidémiologique principal pour le rapport BEIR V. On peut trouver certaines informations concernant les rayons X dans le rapport NCRP de 2001, tandis que l'article sur le tritium fait partie de la cuvée 2002.5 De manière générale, les réglementations d'aujourd'hui n'établissent aucune distinction entre les rayonnements gamma et bêta de faible et de haute énergie. A suivre, pour d'autres développements sur la question.

Cordialement,

Dr Egghead


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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 11, no. 1, a été publiée en novembre 2002.)

Mise en place mai 2003


LES NOTES BAS DE PAGE

1 Selon l'hypothèse LSS, toute augmentation de l'exposition à l'irradiation, si faible soit-elle, entraînera un accroissement proportionnel du risque de cancer. Selon l'hypothèse de l'hormesis, une faible dose d'irradiation pourrait avoir certains effets bénéfiques sur la santé, en stimulant par exemple le système immunitaire. Pour plus d'informations sur l'hypothèse LSS, l'hormesis et les autres hypothèses de relation dose-effets, voir la rubrique "Cher Arjun" dans Energie et Sécurité, numéro 11, 2000, en ligne sur le site web : www.ieer.org/ensec/no-11/no11frnc/arjun.html

2 Schwartz, Stephen I., ed., Atomic Audit: The Costs and Consequences of U.S. Nuclear Weapons Since 1940 (Washington, D.C.: The Brookings Institution), 1998, p. 427.

3 Une hypothèse avec seuil stipule qu'un certain niveau d'irradiation ne présente aucun danger et que les risques ne commencent qu'après le dépassement d'une certaine dose, le seuil.

4 Voir le témoignage devant le Subcommittee on Immigration and Claims, Committee on the Judiciary, des Etats-Unis, Chambre des Représentants, 21 septembre 2000, et "De graves lacunes dans les relevés dosimétriques des travailleurs" dans « Energie et Sécurité » n°14, 2001, dont l'article en français se trouve en ligne à l'adresse suivante : www.ieer.org/ensec/no-14/no14frnc/dossiers.html, et les commentaires en anglais sur le site web www.ieer.org/comments/hrg0900.html, respectivement.

5 Harrison JD, Khursheed A, Lambert BE, "Uncertainties In Dose Coefficients For Intakes Of Tritiated Water And Organically Bound Forms Of Tritium By Members Of The Public," ("Incertitudes sur les coefficients de dose dans l'absorption par des personnes du public d'eau tritiée ou de formes de tritium liées à la matière organique") Radiation Protection Dosimetry, Vol. 98 No. 3, pp. 299-311 (2002).