Par Sanghamitra Gadekar, M.D., et Surendra Gadekar, Ph.D.1
Les establishments nucléaires dans le monde entier font preuve d'ingéniosité pour fabriquer des armes. Par contre, leur travail d'évaluation des dommages sanitaires et écologiques causés par leurs activités est piètre. Dans certains pays, sans même parler d'évaluation, les relevés nécessaires ne sont même pas régulièrement effectués. Et même quand des recherches sont faites, la plupart des établissements répugnent à publier leurs médiocres données, pour leur permettre d'être évaluées indépendamment. Dans des pays ne disposant pas d'une législation sur l'accès à l'information aussi étendue qu'aux Etats-Unis avec le Freedom of Information Act, l'obtention d'informations auprès du lobby nucléaire est une tâche herculéenne. (A titre d'exemple, en Inde, il n'y a même pas d'accès public aux informations sur les plans d'évacuation d'urgence. Seuls les bureaucrates locaux peuvent en disposer.) Pendant de nombreuses années, le débat nucléaire en Inde a été un dialogue de sourds, puisque aucun des camps n'avait de données réelles sur les effets des activités nucléaires sur l'environnement ou sur la santé des personnes vivant dans le voisinage des installations nucléaires. Lorsque la construction de nouvelles centrales a été autorisée, des mouvements de protestation de grande ampleur ont eu lieu à proximité des sites proposés, mais ces mouvements manquaient du caractère incisif qui aurait pu être apporté par un débat plus éclairé, basé sur l'observation des faits. Notre participation dans le mouvement antinucléaire date de 1986, à la suite de l'accident de Tchernobyl. Notre groupe, Anumukti, basé dans un petit village indien appelé Vedchhi, situé à proximité de la centrale nucléaire de Kakrapar, alors au stade de proposition, avait organisé un rassemblement de protestation près du site de la centrale. Plus de dix mille personnes étaient venues au rassemblement. Elles ont été violemment chargées par la police qui a utilisé des gaz lacrymogènes, matraqué, et finalement fait usage d'armes à feu tuant un garçon de 14 ans. La répression policière a continué pendant de nombreux mois, pendant lesquels le gouvernement a systématiquement terrorisé la population pour l'amener à abandonner toute idée de protestation. Avec le temps, le gouvernement a effectivement réussi dans son entreprise. C'est dans cet état de démoralisation que, en septembre 1991, nous avons décidé de réaliser une étude à proximité d'une centrale vieille d'une dizaine d'années, à Rawatbhata, qui est située à proximité de la ville de Kota, dans l'Etat du Rajasthan, en Inde occidentale. L'année précédente, lors de l'une de nos campagnes, nous avions visité le site, et avions été surpris par le nombre de malformations congénitales et de tumeurs solides observées chez les villageois près de la centrale. Toutefois, une preuve aussi "anecdotiques" ne pèse pas bien lourd dans la communauté des experts et des décideurs. En réalisant l'étude, notre motivation principale était de chercher à établir si le fait de vivre à proximité d'une centrale nucléaire était vraiment dangereux pour la santé, particulièrement parce que nous allions bientôt devenir nous-mêmes voisins d'une telle installation (Kakrapar). Une des décisions essentielles qui devait être prise avant que l'étude puisse être réalisée concernait le financement de cette initiative. Certains politiciens tiennent au nucléaire comme à la prunelle de leurs yeux2, et il est extrêmement difficile d'obtenir des subventions gouvernementales pour une surveillance indépendante. Le temps passé à tenter d'obtenir un financement privé peut absorber une part considérable du projet. Nous avons évité cette situation inextricable en divisant les diverses dépenses envisagées en un assemblage de petites sommes, et en répartissant ensuite la responsabilité des diverses petites tâches à différents groupes. Ainsi, les personnes qui ont recueilli les données, les médecins spécialisés, et ultérieurement ceux qui ont saisi les données et les ont analysées l'ont fait bénévolement. Les villageois vivant dans la zone d'enquête et la zone témoin nous ont hébergés et nourris gratuitement. Le coût d'enquête pour chaque individu ou groupe s'en est trouvé très réduit: un coût que chacun était prêt à apporter. Les réacteurs de Rawatbhata ont été les premiers réacteurs de type CANDU (Canadian Deuterium-Uranium) construits en Inde. Dans la mesure où le programme électronucléaire indien reposait sur des réacteurs CANDU, ce type servait de prototype pour l'ensemble du programme. Le site a été choisi en 1961 et la construction de l'unité 1 a commencé en 1964 avec l'aide du Canada. Le réacteur a divergé en août 1972 et il a été déclaré en service industriel en décembre 1973. Les travaux sur la seconde unité ont commencé en 1967 et sa mise en service industriel est intervenue en avril 1981. En plus des deux réacteurs, la seule installation industrielle importante dans la zone était une usine d'eau lourde pour produire l'eau lourde utilisée à la fois comme modérateur et réfrigérant dans les réacteurs. Résultats de l'étude sur Rawatbhata En septembre 1991, nous avons enquêté sur un total de 1023 foyers dont 571 étaient dans cinq villages situés à moins de dix kilomètres de la centrale nucléaire de Rawatbhata3 et 472 étaient répartis dans quatre villages éloignés, à plus de 50 kilomètres de la centrale. L'étude a porté sur un nombre total de 2 680 personnes dans les villages proches et de 2 544 dans les villages éloignés. Les deux zones présentaient des similarités importantes, en termes de répartition par âge et par sexe. Il n'y avait pas grande différence entre les zones en ce qui concerne la répartition par castes. Le niveau scolaire était identique dans les deux zones avec un taux d'analphabétisme d'environ 70 pour cent. Le régime alimentaire était un aspect qui présentait des ressemblances frappantes entre les deux zones. Nous avons posé des questions relatives au régime alimentaire à 20 pour cent des ménages, sélectionnés de façon aléatoire. Même s'il existait de grandes différences dans les types et les quantités d'aliments consommés d'une maison à l'autre à l'intérieur de chaque zone, les moyennes des deux zones pour la consommation de protéines, de glucides et de graisse étaient identiques et correspondaient étroitement avec la consommation alimentaire indienne moyenne. De la même manière, divers indices relatifs à la maternité - comme le nombre moyen de grossesses, la taille moyenne de la famille, l'âge des femmes au moment du mariage, l'âge de la mère à la naissance du premier enfant, l'âge de la mère au moment d'une fausse couche, et l'âge de la mère à la naissance d'enfants morts nés ou victimes d'une malformation - étaient très similaires dans les deux zones. Les conditions de vie dans les deux zones étaient également très semblables, comme en témoignent la taille et le type des maisons, le temps nécessaire à chercher de l'eau potable, le combustible pour la cuisson des aliments et d'autres facteurs. Les caractéristiques de la propriété foncière dans les deux zones présentent certaines différences. Les gens vivant près de la centrale étaient plus susceptibles de posséder des terres alors que dans les villages éloignés il y avait plus de personnes sans terres. D'un autre côté, les gens vivant dans les villages éloignés étaient plus susceptibles d'avoir une terre irriguée et d'utiliser une plus grande quantité d'engrais et de pesticides dans leurs pratiques agricoles. La seule différence de taille entre les deux zones en termes de conditions de vie était le degré d'électrification. Dans les villages les plus éloignés de la centrale nucléaire, 52 pour cent des maisons avaient le courant contre 19 pour cent des maisons situées à proximité. Les catégories professionnelles dans les deux zones étaient évidemment différentes du fait de la présence de la centrale nucléaire. Alors que presque tous les travailleurs de la zone éloignée travaillaient dans le village même, 44 pour cent des travailleurs vivant à proximité de la centrale travaillaient à la centrale. Mais parmi ceux-ci, très peu (seulement quatre) occupaient des emplois réguliers à un niveau modeste. La plupart travaillaient de manière occasionnelle à la centrale à des travaux de construction et de nettoyage.4 Huit pour cent de ces travailleurs temporaires étaient des enfants de moins de 15 ans. La différence la plus immédiatement remarquable était le contraste frappant dans la répartition des maladies et affections dans les deux zones. Plus de gens se plaignaient de maladies et d'un plus grand nombre de maladies dans la zone proche de la centrale de Rawatbhata. Alors que 25 pour cent des gens de la zone éloignée mentionnaient une maladie quelconque, le taux passait à 45 pour cent dans la zone proche. Dans 68 foyers sur 551, au moins un membre mentionnait quatre problèmes différents de santé, alors que le nombre de ces foyers dans la zone éloignée n'était que de 9 sur 472. Le tableau 1 donne une comparaison de la prévalence des maladies entre les villages proches et les villages éloignés. Tableau 1 : Prévalence des maladies Septembre 1989 - septembre 1991
Source pour les Tableaux 1-5 : Anumukti, Volume 6, Numéro 5, avril/mai 1993.
Parmi les types d'affections déclarées, il n'y avait pas de différence pour les problèmes aigus comme les fièvres de courte durée, les conjonctivites, les difficultés respiratoires, etc. Il y avait en revanche de grandes différences pour les problèmes chroniques comme les fièvres de longue durée, les problèmes cutanés durables et récurrents, les cataractes, les problèmes continuels du système digestif, les douleurs dans les articulations, les maux de tête et une sensation persistante de léthargie et de faiblesse généralisée. Le nombre de personnes rapportant ces affections chroniques était deux à trois fois plus élevé dans la zone proche. Ces personnes étaient également en moyenne plus jeunes de dix ans que celles de la zone éloignée qui mentionnaient des affections similaires. Les différences les plus importantes se manifestaient pour les tumeurs solides. Dans les villages proches de la centrale nucléaire, nous avons constaté 30 cas, l'un de la taille d'un ballon de football sur la poitrine d'une femme, et plusieurs tumeurs de la taille d'une balle de tennis, alors que dans les villages témoins, il n'y avait que cinq cas de ce type et aucun aussi important. Les différences de santé les plus fâcheuses étaient celles relatives aux conséquences de la grossesse. Elles étaient observables à tous les niveaux, notamment dans le nombre significativement plus élevé de fausses couches, de mort-nés, de décès chez les nouveau-nés et les malformations congénitales parmi ceux qui étaient en vie et ceux qui étaient morts au cours des deux dernières années. Par exemple, le nombre total de malformations congénitales s'élevait à 50 chez 45 enfants vivant près de la centrale, et 14 malformations chez 14 enfants qui vivaient dans les villages éloignés.5 Ces chiffres sont significatifs d'un point de vue statistique, mais leur signification devient encore plus nette quand on observe les différences parmi ceux qui sont nés après le démarrage de la centrale nucléaire. Alors que le nombre de malformations parmi ceux qui avaient plus de 18 ans était de 5 à proximité de la centrale contre 4 à distance de celle-ci, les chiffres étaient de 38 contre 6 parmi ceux qui avaient moins de 11 ans quand les deux unités de la centrale ont commencé à fonctionner (1981). De même, alors que, au cours des deux années précédant l'étude de 1991, 7 nourrissons à proximité de la centrale sont morts le jour après leur naissance, le nombre de ceux qui sont morts dans les zones éloignées n'était que de un. Il y a eu six mort-nés à proximité de la centrale, contre à zéro à distance de celle-ci, au cours de la même période de deux ans. La probabilité que de telles différences intervenant dans deux populations comparables soient le fait du hasard est inférieure à un sur un million. D'un autre côté, les décès de nouveau-nés ayant survécu plus d'une semaine et sont morts ensuite (généralement à la suite d'une infection) étaient presque les mêmes dans les deux zones (9 près de la centrale et 7 dans les villages éloignés). Les données relatives aux malformations et aux résultats des grossesses sont résumées dans les tableaux 2 et 3. Les chiffres sur les causes de décès, aussi bien pour les enfants que pour les adultes, et les taux de mortalité par âge, sont donnés dans les tableaux 4 et 5. Tableau 2 : Malformations Au moment de l'enquête sauf indication contraire
Tableau 3 : Issue de la grossesse
Tableau 4 : Causes des décès Nombre de décès survenus au cours des deux années précédant l'enquête (septembre 1989 - septembre 1991)
Tableau 5 : Taux de décès par groupe d'âge Sur 1000 personnes vivant dans la catégorie respective de villages dans ce groupe d'âge, pour des décès survenus entre septembre 1989 et septembre 1991
Une analyse plus approfondie fait apparaître de manière très convaincante que les différences observées dans l'état sanitaire des deux populations n'étaient pas dues aux "suspects habituels", la pauvreté, la malnutrition ou les conditions de vie insalubres.6 En réalité, vu les importantes sommes d'argent injectées du fait de la présence de la centrale dans le voisinage, les gens proches de celle-ci gagnaient plus que ceux qui vivaient plus loin, mais comme leurs frais médicaux étaient élevés, leur situation n'était pas meilleure. L'utilisation de pesticides était plus élevée dans les villages éloignés, et toute malformation relevant de cette cause aurait dû se manifester plus souvent dans les villages éloignés que dans les villages proches. La publication de ces résultats dans International Perspectives in Public Health Vol. 10 (1994) a suscité un vif intérêt dans les médias. Au départ, le gouvernement et les autorités nucléaires ont vigoureusement nié l'existence même d'effets sur la santé. Leur argument était que si de tels effets existaient, ils en auraient eu eux-mêmes connaissance. Après la visite sur le terrain de nombreux journalistes de la presse écrite et télévisée (même 60 Minutes), les effets sur la santé ne pouvaient plus être niés. Les autorités ont alors dit que ces derniers n'avaient rien à voir avec la radioactivité. Ils préféraient leurs vieilles antiennes : pauvreté, malnutrition et conditions de vie insalubres. Néanmoins, ces affirmations ne reposaient sur aucune réelle étude de leur côté. Leur argument était que leurs scientifiques "éminents" l'avaient dit. Mais l'utilisation la plus efficace des résultats s'est révélée quand nous avons imprimé un résumé des résultats en hindi et l'avons distribué dans chaque maison des villages proches de la centrale. Bien que la plupart des gens étaient ne savaient pas lire, le résumé était lu en leur présence, Ayant eu à souffrir des conséquences, ils ne comprenaient que trop bien les conclusions de l'étude, mais le fait d'avoir une preuve scientifique leur donnait des moyens d'agir vraiment fantastiques. Six mois plus tard, ils ont d'eux-mêmes organisé un rassemblement où, pour la première fois, les gens demandaient que les réacteurs soient fermés. Dans cette région où la pratique du "purdah" (réclusion des femmes qui ne peuvent apparaître en public)est chose courante, une vieille femme d'une tribu s'est exprimée dans une réunion publique, sermonnant les gens qui veulent une électricité qui se paye par l'accroissement du nombre des malformations chez les enfants. |
(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 11, no. 1, a été publiée en novembre 2002.)
Mise en place mai 2003
1 Les Dr S. et S. Gadekar publient Anumukti : A Journal Devoted to Non-Nuclear India (Un journal consacré à une Inde non nucléaire) et travaillent à l'Institut pour une révolution totale, un institut gandhien situé à Vedchhi, un petit village tribal dans l'Etat du Gujarat, en Inde. Avec l'aide d'étudiants et d'autres volontaires, ils ont réalisé l'étude sanitaire décrite dans cet article. 2 Essentiellement parce qu'il s'agit d'une technologie à double usage. En d'autres termes, les gouvernements peuvent afficher des intentions "pacifiques" tout en développant une expertise sur les armes nucléaires. Voir l'article d'Anumukti : "The energy route to weapons ; can anything be done about it ?" dans WISE News Communique, 22 mai 1998 (accessible en ligne à l'adresse www.antenna.nl/wise/492/4879.html). 3 Aussi appelée Centrale nucléaire du Rajasthan. 4 Est régulier un travail pour lequel l'employé figure dans l'effectif de la centrale et reçoit un salaire régulier. Un travailleur occasionnel ou sous contrat est quelqu'un qui est embauché sur la base d'un salaire à la journée, qui est pris pour quelques jours dans l'intention explicite d'utiliser complètement la dose de radioactivité pour trois mois avant le licenciement. Le travail en question n'est pas difficile et ne dure en général pas plus d'une demi-heure et le travailleur gagne plus d'argent qu'il/elle en aurait en faisant une autre activité. 5 Certains enfants avaient des malformations mutiples, par exemple un garçon avait à la fois un pouce surnuméraire et une oreille manquante. Dans le décompte il apparaît comme une seule personne mais avec deux malformations. C'est pourquoi il y a 50 malformations chez 45 enfants. 6 Voir Anumukti, Volume 6, Numéro 5, avril 1993. |