IEER | Énergie et Sécurité No. 25


Capitalisme et liberté : Une critique des thèses de Milton Friedman

Par Arjun Makhijani1


La théorie qui établit un lien entre capitalisme et liberté a été excellemment exposée dans le livre Capitalisme et Liberté de Milton Friedman, dans lequel il définit le sujet pour les champions modernes d'un capitalisme sans entraves. La liberté - la possibilité de faire des choix dans la vie personnelle, religieuse, économique, sociale et politique - ne peut pas, selon lui, être étendue à tout le monde.

La liberté n'est un objectif réalisable que pour des individus responsables. Nous ne croyons pas à la liberté des fous ou des enfants. La nécessité d'établir une limite entre les individus responsables et les autres est incontournable, et pourtant cela signifie qu'il y a une ambiguïté fondamentale dans notre objectif ultime de liberté. Le paternalisme est incontournable pour ceux que nous qualifions d'irresponsables.1

Friedman ne nous dit pas précisément à qui renvoie ce pronom « nous » dans sa phrase « nous qualifions » La question de savoir qui est responsable et qui ne l'est pas, et le processus par lequel une telle classification peut être effectuée mérite à coup sûr un traité, mais je voudrais l'aborder brièvement ici dans l'espoir que le Professeur Friedman engagera un dialogue sur ses thèses.

Je me permettrais tout d'abord de dire que je suis d'accord avec lui sur certains des concepts qu'il expose. Il existe bien un lien entre responsabilité et liberté. Ainsi, les bébés ne sont manifestement pas libres et ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes. Les êtres humains deviennent libres et responsables (ou non) au cours du processus social du passage à l'âge adulte.

Certains de ses exemples ne peuvent être contredits. Infliger une violence à ses voisins est irresponsable, par exemple. Friedman fait remarquer « [qu'] il n'y a pas grande difficulté à obtenir une quasi-unanimité autour de la proposition consistant à dire que la liberté d'un homme à commettre l'assassinat de son voisin doit être sacrifiée pour préserver la liberté de vivre de cet autre homme. »

Mais d'autres exemples peuvent s'avérer plus difficiles pour les fervents du capitalisme mondial. Par exemple, les hommes non dénombrés des pays occidentaux et du Japon qui parcourent le monde pour maltraiter des enfants vendus sur le marché international du sexe méritent-ils d'être qualifiés de « responsables » et d'être autorisés à franchir les frontières sans entraves, ou presque, à leur mobilité ? Ou doivent-ils au contraire être jugés pour viol qualifié ou agression sexuelle, ce qui a été l'opinion d'un juge français en octobre 2000 concernant les activités d'un touriste sexuel français en Thaïlande ?

Friedman aborde aussi le problème de la pollution, qui crée des « effets de voisinage » négatifs comme quand quelqu'un pollue un cours d'eau et « oblige dans les faits les autres à échanger une eau de bonne qualité pour une mauvaise. » De fait, en s'inspirant auprès d'Einstein, on pourrait étendre l'idée spatiale des effets de voisinage à la dimension temporelle parce qu'imposer des effets nuisibles aux générations futures est également irresponsable. Ceci nous conduit également à quelques questions difficiles. Par exemple, faut-il qualifier d'irresponsables ceux qui entraînent la terre vers un changement climatique probablement massif et irréversible? Dans ce cas, qui est qualifié pour les placer dans cette catégorie ? Comment devrait-on mettre un frein à leur liberté ? Faut-il imposer des limites à la consommation de combustibles fossiles, la principale source d'accumulation des gaz à effet de serre ? Comment et par qui ? Et les principaux pollueurs doivent-ils jouer le rôle de gardiens paternels veillant sur la planète ?

La folie présente également d'épineux problèmes. On admet généralement l'existence de cas où des personnes sont la proie de délires violents, sont des fous dangereux, et dont la liberté d'action doit être limitée par la société dans la mesure où il est nécessaire pour elle de protéger ses autres membres (et peut-être aussi eux-mêmes). Mais dans la mesure où tous les fous ne sont pas sujets à la violence, ce n'est pas de la folie en tant que telle, mais des délires violents dont la société doit se protéger (mais pas seulement de ces délires violents).

Il y a encore d'autres complications. Si nous devons progresser dans le sens de la concrétisation de l'idée jeffersonienne d'une moralité unique pour tous, « que l'on agisse isolément ou collectivement », la notion de lien entre liberté et responsabilité doit être étendue aux collectivités d'êtres humains. Une grande part de la violence qui a entraîné une restriction de la liberté des gens a émané d'institutions politiques, économiques et militaires. Comment pouvons-nous déterminer si la violence de ces collectivités de gens (organisées sous forme d'Etat, d'église, d'entreprises, de clubs ou autres) est sensée et responsable, ou délirante et donc folle, justifiant des restrictions de leur liberté d'action ? Dans quelles circonstances la responsabilité collective se dissout-elle dans l'irresponsabilité, obligeant ainsi à des restrictions de liberté ?

Etant donné l'état violent et alarmant du monde, et l'empressement des Etats-Unis à se parer du costume impérial, ces questions sont urgentes. Mais elles plongent profondément leurs racines dans le passé. Les impérialistes ont cherché à justifier le génocide, le meurtre et la conquête en dépeignant leurs victimes comme infantiles, irresponsables, non civilisées, inaptes ou mêmes folles. Les peuples autochtones des Etats-Unis qui ont survécu, par exemple, ont été placés sous l'autorité « paternelle » de ceux qui ont massacré leurs frères et sœurs.

Notons que l'état de la société ou le degré de civilisation des victimes n'est pas la question posée ici. La question ici est de savoir si une structure civilisationnelle dans laquelle la violence génocidaire, les ruptures de traités et l'esclavage ont joué un si grand rôle peut aujourd'hui être considérée comme responsable. Aucun processus raisonnable ou responsable ne peut faire retomber les péchés des pères sur leurs enfants. Mais nous pouvons sûrement nous demander si les traits distinctifs de cette culture politico-militaro-économique persistent dans le système en place et dans quelle mesure ils le dominent.

Plus particulièrement, existe-t-il une composante délirante violente dans des idées telles que la « destinée manifeste », qui a été utilisée pour justifier le génocide par le passé, et qui maintient encore son emprise aujourd'hui ? Et si une telle tendance existe, présente-t-elle des similitudes avec, par exemple, la violence délirante des poseurs de bombes kamikazes d'Al Quaïda ? Ou s'agit-il d'une violence qui n'est pas délirante, mais qui vise un gain matériel aux dépens des autres ? Ou s'agit-il d'un mélange des deux ?

Le « principe d'exception » américain semble représenter justement un tel mélange. Il se présente sous diverses combinaisons de Dieu, patrie, christianisme, liberté de marché et de civilisation et a été présent sous diverses apparences bien après la période à laquelle les Européens se sont installés à travers les Etats-Unis, pendant la période de la Guerre froide, et maintenant pendant la Guerre contre le terrorisme.

Prenons par exemple le coup d'Etat militaire de 1973 au Chili. Henry Kissinger, alors conseiller du Président Nixon pour la Sécurité nationale, considérait que le penchant à gauche des Chiliens en faisait des irresponsables. Dans une citation, censurée par l'Agence centrale du renseignement américaine (CIA), dans un livre sur cette agence, il aurait dit en 1970 : « Je ne vois pas pourquoi nous devrions rester plantés là à regarder un pays devenir communiste du fait de l'irresponsabilité de son propre peuple. »2 Ainsi, lorsque les Chiliens ont voté pour Salvador Allende, ils ont été condamnés par le coup d'Etat paternaliste du 11 septembre 1973. Tout comme le supposé paternalisme du gouvernement américain vis-à-vis des Nations amérindiennes, le coup d'Etat chilien a supprimé la liberté de millions de personnes. Il a conduit au meurtre de milliers de personnes avec le soutien du gouvernement. Il est donc naturel que, bien que certains pensent que Henry Kissinger représente l'essence même de la responsabilité moderne (par exemple, en novembre 2002, le Président Bush l'a nommé à la présidence de la commission d'enquête sur les crimes du 11 septembre 2001)3, d'autres pensent qu'il y a suffisamment d'éléments pour qu'il soit jugé comme criminel pour des actions entreprises dans le cadre de ses fonctions officielles.4

Une grande partie de l'édifice bâti par Milton Friedman pour associer capitalisme et liberté est construite à partir d'une dose libérale, si l'on peut dire, de mythologie capitaliste, et non pas sur une réalité économique, politique et militaire. Dans la mythologie capitaliste, des individus libres se rencontrent sur un marché. L'égalité naturelle entre ces individus est implicite. Les capitalistes possèdent généralement de petites sociétés en compétition, bien que les monopoles soient quelquefois possibles. Le livre de Milton Friedman, Capitalisme et Liberté, ne contient aucun examen critique de sujets tels que l'impérialisme, les armes nucléaires, le génocide ou l'esclavage moderne.

Dans le monde mythologique de Friedman de Capitalisme et Liberté, les armées ne servent réellement qu'à la défense. Les sociétés multinationales avec des revenus plus importants que le produit national brut de la plupart des pays, qui peuvent louer - et louent réellement - les services d'armées privées (pour ne rien dire de ceux qui louent les services de gouvernements), n'existent pas. Les famines créées par l'impérialisme n'existent pas. Le partage de pays ou de régions du monde, à la suite d'une politique de division pour régner et d'autres commodités impérialistes, n'existe pas. Les menaces nucléaires des Etats capitalistes pour le contrôle des ressources des autres n'existent pas. Les coups d'Etat de la CIA et les Schools of the Americas, où sont formés des dictateurs et des tortionnaires impitoyables, n'existent pas.

Un général à la retraite, Smedley Butler, ne montrait pas autant de réticence au cours des années 1930 :

Je ne repartirai pas à la guerre, comme je l'ai fait, pour protéger quelques investissements minables des banquiers. Il n'y a que deux choses pour lesquelles nous devrions nous battre. L'une est la défense de nos foyers et l'autre est la Déclaration des droits de l'homme (Bill of Rights).5 Une guerre pour tout autre raison n'est qu'un racket.

...

[...] J'ai passé trente-trois années et quatre mois en service actif en tant que membre de la force militaire la plus souple de ce pays, le Corps de Marines. [...] Et pendant cette période, j'ai passé le plus clair de mon temps à être un homme de main de haut niveau, pour les grandes entreprises, Wall Street ou les banquiers. En somme, j'ai été un racketteur, un gangster pour le capitalisme.

...

[...]Quand j'y repense, j'ai l'impression que j'aurais pu rendre des points à Al Capone. Au mieux, il a réussi à exercer son racket dans trois districts. Je l'ai fait sur trois continents.

Le même système est encore en place. Par exemple, des armes nucléaires ont été mises en état d'alerte à plusieurs occasions quand les Etats-Unis ont voulu affirmer leur pouvoir et domination dans le Tiers-monde. Lors d'une de ces occasions, les bombardiers nucléaires américains ont été envoyés clandestinement au Nicaragua deux mois avant le coup d'Etat financé par la CIA au Guatemala, surtout pour le bénéfice de la société, United Fruit. Les résultats de cette démonstration de puissance ont été catastrophiques pour le peuple du Guatemala, particulièrement pour ses peuples autochtones, et plus de 200 000 personnes ont été tuées.

Attardons-nous seulement sur un massacre. Les soldats du gouvernement sont arrivés en 1982 dans le village de Sacuchum, au sommet d'une montagne. Ils ont dépouillé les villageois, ont violé une vingtaine de femmes et ont emmené avec eux 44 hommes. Ils leur ont coupé la langue, ouvert la gorge et les ont tous tués. Plus tard ils en ont tué encore huit. Ils ont ainsi fait cinquante-deux veuves et plus d'une centaine d'orphelins. Les journaux ont annoncé qu'il s'agissait de guérilleros qui étaient morts au combat. Il n'y avait, bien sûr, aucune autorité à laquelle rendre compte d'un tel massacre puisque c'étaient les autorités qui l'avaient commis. Ils ont pu raconter leur histoire pour la première fois à un auteur américain qui a révélé au monde leur terreur en 2002.6 Comment le soutien et la complicité du gouvernement américain à un crime à grande échelle au Guatemala, reconnu par le Président Clinton en 1999,7 peut-il correspondre à l'idée de responsabilité ou celle de s'ériger en juge d'un autre allié d'un temps, Saddam Hussein, qui a lui aussi pratiqué une brutalité et une terreur similaires ?

La guerre américaine contre l'Irak et les déclarations qui l'ont accompagnée, fusant rapidement et sous de multiples formes pour indiquer que quiconque oserait défier les Etats-Unis risquerait la même dévastation, représentent les dernières démonstrations de la « destinée manifeste ». C'est peut-être la plus effrayante, parce qu'elle intervient à un moment où l'incitation à dominer le monde en recourant à des menaces allant de la subversion à l'annihilation nucléaire, s'est propagée des hauts lieux de la civilisation aux grottes d'Afghanistan.

Des gouvernements, notamment celui des Etats-Unis, ont affirmé que leurs actions en temps de guerre ne peuvent pas être jugées parce qu'elles sont accompagnées d'une « immunité souveraine » par rapport aux procédures judiciaires. Mais la sanglante histoire des temps modernes, qui a amené et maintient le monde au bord de l'abîme nucléaire, ne justifie pas la prolongation de cette immunité, si tant est qu'elle ait été un jour justifiée. Les procès de Nuremberg après la Deuxième Guerre mondiale laissent supposer que cela n'a jamais été le cas. La réalité présente est que le pays le plus puissant du monde, les Etats-Unis, le seul pays qui a utilisé des armes nucléaires pour réduire des cités en cendres, revendique le droit de faire la police du monde, à peu près sans restriction, même s'il relègue le respect de ses propres obligations dans le cadre des traités au statut de simple commodité politique.

Si le fait de détenir le pouvoir n'est pas une preuve de vertu, les pays qui refusent de souscrire à la Cour criminelle internationale doivent alors être écartés des rôles dirigeants dans les affaires du monde. Il n'est plus admissible que la guerre soit un racket dans lequel la seule justice est celle qui est dictée aux perdants par les vainqueurs. Il est temps que le peuple prive la machinerie de l'Etat de sa liberté d'assassiner comme bon lui semble. Il est temps de déclarer que les armes nucléaires sont dangereuses quels qu'en soient les détenteurs.

Les gouvernements doivent être soumis aux mêmes liens entre liberté et responsabilité que ceux qui s'appliquent aux individus. Ceci doit jouer une part essentielle dans la lutte pour la démocratie mondiale et la restructuration des institutions dont nous avons besoin pour une gouvernance responsable et comptable de ses actes, pour la sécurité et la liberté. L'idéal jeffersonien d'une moralité unique pour chacun « qu'il agisse individuellement ou collectivement », sous-tendant la démocratie mondiale, trouve, aujourd'hui, des expressions pratiques, la Déclaration universelle des droits de l'homme et la Cour criminelle internationale en sont, de loin, les plus importantes.

Dans le contexte de la démocratie mondiale, la Cour criminelle internationale est bien placée pour enquêter et prendre des décisions sur un manque de responsabilité à un degré tel qu'il justifie une privation de liberté quand on en arrive aux « crimes les plus graves qui touchent la communauté internationale dans son ensemble. » Des gens déterminés en Grande-Bretagne se sont déjà attelés à la longue tâche de faire de cela une réalité, en engageant une enquête pour transmission au procureur de la Cour visant à établir si des crimes de guerre ont été commis par le Premier Ministre Tony Blair et ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères au cours de la récente guerre en Irak.8


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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 11, no. 3, a été publiée en juin 2003.)

Mise en place décembre 2003


LES NOTES BAS DE PAGE

1 Friedman, Capitalism and Freedom (Chicago: University of Chicago Press, 1982), p. 33.

2 Seymour M. Hersh, "Censored Matter in Book About C.I.A. Said to Have Related Chile Activities," New York Times, 11 septembre, 1974.

3 Il a démissionné avant le début des travaux de la commission parce qu'il ne voulait pas rendre publics les noms de sa société de conseil.

4 Christopher Hitchens, The Trial of Henry Kissinger (London, New York: Verso Books, 2001).

5 Définition de Bill of Rights donnée par Dictionnaire Larousse Anglais-Français, édition 1993 : « les dix premiers amendements à la Constitution américaine garantissant, entre autres droits, la liberté d'expression, de religion, et de réunion. »

6 Daniel Wilkinson, Silence on the Mountain: Stories of Terror, Betrayal, and Forgetting in Guatemala (Boston: Houghton Mifflin, 2002), pp. 199-216.

7 Charles Babington, "Clinton: Support for Guatemala Was Wrong" Washington Post, 11 mars 1999. p. A1. En ligne sur http://www.washingtonpost.com/wp-srv/inatl/daily/march99/clinton11.htm. Voir également, Douglas Farah, "Papers Show U.S. Role in Guatemalan Abuses," Washington Post, 11 mars 1999. p. A26. En ligne sur http://www.washingtonpost.com/wp-srv/inatl/daily/march99/guatemala11.htm.

8 Il s'agit du groupe britannique « Public Interest Lawyers » (Avocats de l'intérêt public) Voir http://www.publicinterestlawyers.co.uk/iraq_war_crimes.htm. Les Etats-Unis ont retiré leur signature de la CCI et n'en sont pas partie. Dix-neuf victimes irakiennes de la Guerre contre l'Irak cherchent à porter leurs accusations de crimes de guerre contre le général Tommy Franks devant une cour belge ; Le gouvernement américain a déclaré que l'enquête constituerait « un abus du système judiciaire à des fins politiques. » Constant Brand, "Iraq War Victims to File Case Vs. Franks," Seattle Post-Intelligencer, 29 avril 2002, sur http://seattlepi.nwsource.com/national/apmideast_story.asp?category=1107&slug=Iraq%20War%20Crimes.