IEER | Énergie et Sécurité No. 29


Course au jugement à Yucca Mountain

Par Paul P. Craig1


L’industrie nucléaire américaine cherche à se débarrasser de ses déchets nucléaires. Elle veut à tout prix que Yucca Mountain devienne le site de stockage du pays pour les combustibles irradiés et les autres déchets radioactifs de haute activité. Ce que les responsables industriels n’arrivent pas à comprendre, c’est que si Yucca Mountain n’est pas réalisé correctement, la confiance du public vis-à-vis de toute l’industrie nucléaire s’écroulera. Ceci est vrai pour la confiance dans les transports de déchets. Ainsi que la confiance dans la capacité de l’industrie nucléaire à construire et faire fonctionner des réacteurs de manière sûre. Le manque de confiance a des implications importantes pour les espoirs que l’industrie nucléaire place dans de nouveaux réacteurs. Malheureusement, le Département de l’Energie (DOE) se précipite sur le projet de Yucca Mountain dont la conception est entachée de problèmes. Pourquoi ?

Pour l’administration Bush, la mise en place du site de Yucca Mountain en tant qu’installation nationale pour les déchets nucléaires de haute activité est acquise d’avance. Le DOE va dépenser plus d’un demi-milliard de dollars pour Yucca Mountain cette année dont la quasi-totalité est destinée à déposer, fin 2004, une demande d’autorisation d’exploitation auprès de la Commission de la réglementation nucléaire (NRC). L’administration Bush est résolue à enfouir les déchets d’ici 2010.

Yucca Mountain est simple dans son concept, mais dans la pratique il fait intervenir une géologie et une technologie complexes. Du fait de l’importance du projet, le Congrès américain a créé le Nuclear Waste Technical Review Board (NWTRB)2 pour lui apporter, ainsi qu’au Secrétaire à l’Energie, un avis technique concernant Yucca Mountain. Les membres du Bureau (onze quand le Bureau est à son complet) sont des scientifiques et des ingénieurs dont l’expertise est en rapport avec Yucca Mountain. Les membres sont nommés par le Président à partir d’une liste proposée par l’Académie nationale des sciences des Etats-Unis. J’ai eu le privilège de siéger au NWTRB de 1996 à janvier 2004.

Le Bureau a conclu que le projet actuel de Yucca Mountain est insuffisant, conclusion à laquelle je souscris. Si le projet n’est pas modifié, le site de stockage de déchets à haute activité du pays risque bien de ne pas assurer un confinement efficace.

Le DOE ne semble pas vouloir écouter. Il reste fidèle à sa méthode habituelle, la stratégie « DAD » : décider, annoncer, défendre. Au lieu de s’appuyer sur la communauté des experts ou d’écouter le public, le DOE décide en interne ce qui doit être fait. Une fois sa décision prise, il annonce son plan qu’il défend ensuite contre toutes critiques. Le DOE utilise souvent le système « DAD », notamment chaque fois que Yucca Mountain rencontre l’un de ses nombreux problèmes. L’agence y a recours en ce moment même, pour contester les derniers résultats du NWTRB, qui établissent que les conteneurs de confinement, dans leur conception actuelle, risquent de fuir.

Une décision présidentielle qui ordonnerait au DOE de ralentir le programme de Yucca Mountain et de mettre au point les aspects scientifiques s’impose. Pendant que ce processus se poursuit, les déchets de haute activité devraient être transférés dans des conteneurs de stockage à sec capables de les contenir hermétiquement et sans danger pendant de nombreuses décennies.

La situation actuelle de Yucca Mountain peut être mieux comprise dans le contexte élargi de l’énergie nucléaire. J’analyserai (1) le contexte de l’énergie nucléaire, (2) l’historique des déchets nucléaires, (3) les problèmes à Yucca Mountain, (4) ce que tout cela signifie, et finalement, (5) ce qui devrait être fait.3

Le contexte

En 2001, l’énergie nucléaire a produit au niveau mondial 2,5 x 1012 kilowatt-heures (kwh) d’électricité. Les principaux producteurs étaient les Etats-Unis (31 %), la France (16 %), et le Japon (12 %). La France était le pays qui dépendait le plus de l’énergie nucléaire (77 %), suivie de l’Ukraine (44 %), de la Corée du Sud (37 %) et de l’Allemagne (30 %) L’énergie nucléaire a fourni 21 % des kilowatt-heures américains.4

Les déchets nucléaires de haute activité issus de la production électrique consistent essentiellement en des assemblages de combustible usé. Ces assemblages sont fabriqués à partir d’oxyde d’uranium avec un enrichissement isotopique en uranium 235. L’irradiation dans les réacteurs casse le noyau d’uranium 235 en produits de fission et transmute l’uranium 238 en d’autres éléments. Certains de ces produits sont hautement radioactifs. En l’absence de retraitement (qui n’est pas utilisé pour le nucléaire civil aux Etats-Unis), les assemblages de combustible usé doivent ultimement être évacués.

Il y a à présent environ 60 000 assemblages de combustible usé aux Etats-Unis, contenant environ 45 000 tonnes de combustible usé. Environ 95 % des assemblages sont stockés sous eau, le reste dans des châteaux d’entreposage à sec.5 L’entreposage sous eau (entreposage en piscine) est coûteux et vulnérable à une attaque terroriste. Au fur et à mesure que les piscines se remplissent, en l’absence de site de stockage définitif, les compagnies électriques projettent de plus en plus souvent de transférer les déchets nucléaires de haute activité à un entreposage à sec. La Commission de réglementation nucléaire américaine (NRC) estime que 52 000 tonnes de métal lourd (TML) seront entreposées sur les sites des réacteurs d’ici 2005.

Le parc américain d’environ cent réacteurs civils devait à l’origine produire approximativement 63 000 TML sur toute leur durée collective. Par conséquent, Yucca Mountain a été dimensionné pour correspondre à cette quantité de déchets plus environ 7 000 TML de déchets militaires.6 Le rendement des réacteurs s’est amélioré avec le temps, et de nombreux réacteurs pourraient bien obtenir une nouvelle autorisation d’exploitation. Aussi, la quantité finale de déchets qui sera en fin de compte produite par le parc existant des réacteurs américains sera plus importante que prévu à l’origine.7

Bien que la radioactivité soit élevée, le volume de ces déchets est relativement modeste. Soixante mille assemblages de combustibles recouvriraient un terrain de football environ jusqu’à la hauteur d’un joueur. Les problèmes tiennent à la radioactivité des matières et non pas à leur volume.8

Il existe un accord international tout à fait remarquable stipulant que les déchets nucléaires doivent être gérés de façon à "accorder aux générations futures au moins le niveau de sûreté qui est acceptable aujourd’hui" et que "… il ne semble pas y avoir de fondement éthique pour ne pas tenir compte des risques réels d’atteinte à la santé et à l’environnement."9 Les normes américaines pour les sites de stockage ont été établies par l’Agence de protection de l’environnement (EPA) et se prononcent en faveur d’un maintien de la radioactivité pour la population exposée à un niveau inférieur à 15 millirems par an pendant 10 000 ans. Cet engagement est impressionnant.10 Cette durée dépasse largement celles qui sont discutées dans les débats sur le réchauffement climatique. La grande question est de savoir si l’engagement peut être tenu.

Bref historique des déchets nucléaires

Pendant longtemps, la question de l’élimination des déchets a été ignorée par l’industrie nucléaire. Alvin Weinberg, l’un des pères de cette industrie, a exprimé de façon éloquente ses regrets à ce sujet:

... J’ai accordé trop peu d’attention au problème des déchets. C’est la conception et la construction des réacteurs, et non les déchets nucléaires, qui m’accaparaient… Quand je réfléchis à ce que je ferais différemment si j’avais à le refaire, je placerais le stockage des déchets au premier rang des priorités de l’ORNL [Oak Ridge National Laboratory]… Je ne doute pas que si les déchets avaient été considérés comme la priorité absolue du programme de recherche, nous pourrions faire aujourd’hui [1994] la démonstration d’un site de stockage définitif en fonctionnement dont l’absence de risques serait perceptible par le public.11

C’est une perspective intéressante, mais il est aussi possible que si les ingénieurs nucléaires avaient réalisé l’évacuation des déchets de haute activité à cette époque, ils auraient peut-être fait un si mauvais travail que nous paierions aujourd’hui d’énormes coûts environnementaux.

En tout état de cause, après différents faux départs, le gouvernement a décidé de prospecter une série de sites à travers le pays. Ultérieurement, les choix se sont réduits à trois sites : au Texas, dans l’Etat de Washington et dans l’Utah. La pression politique et les coûts élevés de caractérisation du site se sont conjugués pour amener finalement le Congrès à ordonner au DOE d’effectuer la caractérisation d’un seul site, Yucca Mountain. Ceci a mis le DOE dans une position très difficile. Dans la mesure où le pays n’a qu’un site en tout et pour tout, découvrir qu’il ne convient pas après avoir investi d’immenses sommes d’argent constituerait un énorme problème politique.

Les tensions ont même été renforcées par le lobbying de l’industrie nucléaire, qui a réussi à obtenir des lois exigeant que le gouvernement prenne possession des déchets avant 1998. A partir du moment où le gouvernement s’est avéré incapable d’accepter les déchets, des actions juridiques ont suivi. Le DOE doit faire face à des actions intentées à la fois par l’industrie (qui veut se débarrasser de ses déchets) et l’Etat du Nevada (qui refuse d’être utilisé comme dépotoir national de déchets nucléaires de haute activité).

Problèmes à Yucca Mountain

Le site de Yucca Mountain présente un certain nombre de caractéristiques favorables à un site de stockage de déchets de haute activité. L’environnement est aride, la densité de population est faible, le site a longtemps été utilisé pour des essais d’armes nucléaires. Yucca Mountain est constitué de couches de roches volcaniques (tuf), déposées il y a environ 12 ou 13 millions d’années. La partie souterraine du site de stockage serait composée de séries de galeries (tunnels), situés environ 300 mètres sous la surface de Yucca Mountain, et environ 300 mètres au-dessus de la nappe phréatique actuelle. Ainsi, les galeries se situeraient dans une zone hydrogéologique non saturée.

En moyenne, seule une faible fraction des précipitations qui tombent sur le sommet de la montagne s’infiltre jusqu’au niveau où le DOE propose de construire des galeries. Toutefois, cette faible fraction oxyderait lentement les matériaux artificiels (crayons de combustible et conteneurs, et carters de protection), et finirait par transporter des matières nucléaires jusqu’à la nappe phréatique. De là, elle serait acheminée jusqu’aux habitats humains les plus proches, situés à environ 20 km dans la vallée de l’Amargosa, où les gens utilisent aujourd’hui l’eau de cet aquifère, les seules eaux souterraines dans cette zone. Au cours du transport, la radioactivité décroîtra. Si les processus de transport sont suffisamment lents, les doses seront faibles.

La caractérisation de Yucca Mountain s’est avérée beaucoup plus complexe que prévu. Des surprises géologiques n’ont pas cessé de se produire. Les dépôts volcaniques sont extrêmement hétérogènes et difficiles à analyser. Il y a des fissures par lesquelles l’eau peut s’écouler rapidement. Il est apparu que la roche était humide. La modélisation du transport de l’eau s’est heurtée aux limites de l’état de l’art en ce domaine. Le DOE a découvert qu’il ne pourrait pas plaider de manière convaincante que la montagne à elle seule pourrait obéir aux normes de l’EPA.

Ne pouvant pas prouver que la géologie assurerait un confinement approprié, le DOE a ajouté des barrières ouvragées. Ceci s’est également avéré difficile. Au fil des ans, le DOE a exploré toutes sortes d’approches pour les barrières ouvragées. Il a commencé avec de l’acier inoxydable. Quand les calculs ont montré que ce matériau ne ferait pas l’affaire, il s’est tourné vers des alliages plus exotiques. Le concept actuel prévoit des conteneurs de déchets faits en un alliage à base de nickel, appelé alliage-22 ou C-22.12 Le DOE a également ajouté un carter de protection en titane au dessus les conteneurs.

La question principale est de savoir si ces métaux vont se corroder dans les conditions de conception prévues par le DOE. Le NWTRB est arrivé à la conclusion que ce pourrait être le cas. Pour savoir comment, des informations sur le contexte sont nécessaires.

Les métaux proposés par le DOE (alliage-22 et titane) n’existent pas dans la nature. Ils sont instables d’un point de vue thermodynamique et ne sont connus que depuis environ un siècle.13 Le titane métallique a été préparé pour la première fois en 1910, et l’alliage-22 a été mis au point il n’y a que quelques décennies. Par conséquent, le DOE doit assumer la charge de la preuve spécifique s’il veut faire valoir, comme c’est le cas, que ces matériaux survivront pendant les milliers d’années de la période devant répondre à la réglementation de Yucca Mountain.

Le NWTRB a examiné les données expérimentales et les analyses théoriques du DOE et d’autres, sur l’alliage-22. Le Bureau est arrivé à la conclusion que des problèmes risquent de survenir dans les conditions d’exploitation proposées par le DOE. Plus précisément, à des températures situées au-dessus du point d’ébullition de l’eau pure, une corrosion résultant du phénomène de déliquescence est probable. La déliquescence (l’absorption de la vapeur atmosphérique par un sel solide jusqu’au point où le sel se dissout dans une solution saturée) peut élever la température à laquelle l’eau peut exister à l’état liquide. La corrosion ne peut se produire qu’en présence d’ions ce qui, en l’occurrence, signifie en présence d’eau liquide.

La déliquescence est importante parce qu’elle constitue un mécanisme par lequel l’eau liquide pourrait exister à la surface des emballages de déchets pendant une partie du pic thermique, les premières 1000 à 3000 années, quand les températures seraient supérieures au point d’ébullition de l’eau. Ceci peut aboutir à la présence de liquide dans des conditions où aucun liquide ne devrait normalement exister.14

Les sels dans la roche permettront probablement une déliquescence, c’est-à-dire que de l’eau liquide (et donc une conduction ionique) peut exister à des températures bien supérieures au point d’ébullition de l’eau pure. Ceci signifie que, dans des conditions plausibles, une corrosion peut intervenir.

La déclaration du NWTRB est sans ambiguïté15 :

Il est clair pour le Bureau que toutes les conditions (niveaux appropriés de température et d’humidité relative conjugués à des quantités appropriées du ou des sels présents) nécessaires à une déliquescence seront présentes durant le pic thermique pour la quasi-totalité des emballages.

Et le Bureau conclut :

Le Bureau pense que, dans certaines conditions liées à la conception actuelle du site de stockage à haute température du DOE, une corrosion généralisée des emballages risque de s’engager pendant le pic thermique. Une fois amorcée, une telle corrosion risque de se propager rapidement, même après que les conditions nécessaires à son démarrage auront disparu. Du fait de la corrosion localisée des colis de déchets, une perforation se produirait pouvant s’accompagner d’un rejet de radionucléides.

Est-ce important du point de vue de la performance du site d’enfouissement ? De l’avis du NWTRB, l’impact pourrait être significatif. Le rapport du Bureau indique :

Les conclusions techniques du Bureau ont-elles un effet significatif sur les calculs de performance pour le système d’enfouissement dans son ensemble ? Bien que les incertitudes actuelles empêchent d’émettre un avis précis sur le fait que la dose pourrait être augmentée, et de combien, ou sur la réduction de la marge de sécurité, le Bureau pense que les implications de ses conclusions pour les performances du système d’enfouissement pourraient être considérables. Il incombe donc au DOE de démontrer sans ambiguïté la fiabilité et la sûreté de tout concept d’installation pour Yucca Mountain.

Le DOE fait valoir que les carters de protection en titane changerait les choses : mais ceux-ci sont aussi vulnérables à la corrosion. Et le NWTRB précise :

Le Bureau pense que la position du DOE est basée essentiellement sur des suppositions qui pourraient s’avérer irréalistes ou exagérément optimistes. Tout d’abord, à ce jour, aucun carter de protection prototype n’a été fabriqué, et le concept d’un carter de longue durée de vie dans une application souterraine n’a jamais été appliqué ailleurs. Par conséquent, les projections du DOE sur la façon dont cette structure se comportera pendant des milliers d’années sont hypothétiques. Le DOE fait l’hypothèse, par exemple, que les joints entre les segments du carter de protection resteront étanches pendant le pic thermique bien qu’un nombre limité d’études sur papier aient été réalisées sur les joints. De plus, le DOE suppose que les carters de protection ne se corroderont pas au point de fuir pendant le pic thermique, bien qu’il n’y ait que très peu, voire aucune donnée de corrosion à l’appui de cette hypothèse, et malgré le fait que le titane, qui sert à la fabrication du carter de protection, est connu pour être sensible à une corrosion à partir de fluorures, et à une fragilisation par l’hydrogène, ainsi qu’à une corrosion caverneuse dans des situations de températures élevées en présence de fortes concentrations de chlorures.

Voilà la situation à l’heure actuelle. D’un point de vue scientifique, le DOE pourrait réagir en entreprenant des expériences qui vérifieraient le comportement de l’alliage-22 aux températures les plus élevées. Il pourrait également changer le concept du site de stockage en abaissant la température de fonctionnement à un niveau où l’alliage-22 se comportera correctement (par ex. en augmentant l’espacement entre les assemblages de combustibles). Les deux approches nécessiteraient des recherches. Comme pour toute recherche, il faudra du temps et de l’argent, sans que les résultats soient connus à l’avance.16

Si le DOE s’avérait capable de démontrer que l’alliage-22 se comporterait correctement à Yucca Mountain, l’agence serait encore confrontée à la difficulté de construire des conteneurs de façon fiable et régulière. Chaque conteneur présente des soudures sensibles à la corrosion, et chacun des 10 000 conteneurs proposés doit avoir un comportement correct.17 Le programme du DOE à Yucca Mountain a connu des problèmes constants d’assurance-qualité. La structure du DOE n’a peut-être pas la capacité institutionnelle d’atteindre le contrôle de qualité nécessaire.18 J’analyserai plus loin cet aspect avec plus de précision.

Mais il y a une chose qui n’a absolument aucun sens : prétendre que les problèmes n’existent pas. Malgré cela, c’est exactement ce que fait le DOE.

Les leçons à tirer de Yucca Mountain

Les aspects scientifiques sont passionnants. Les questions que soulève Yucca Mountain sur les institutions complexes le sont encore plus. L’industrie atomique est une vaste entreprise associant des partenaires industriels, universitaires et gouvernementaux. Tchernobyl et Three Mile Island ont fait la preuve que le système doit être géré avec une fiabilité extrêmement élevée. La confiance dans un réacteur nucléaire suppose la confiance dans chacune des composantes de ce système. L’évacuation des déchets de haute activité constitue l’une de ces composantes. Les problèmes rencontrés par le DOE à Yucca Mountain sont importants par eux-mêmes. Leurs implications pour l’industrie nucléaire renforcent encore leur importance.

Il n’est pas suffisant d’effectuer des calculs montrant que les conteneurs assureront le confinement nécessaire. Des conteneurs doivent effectivement être fabriqués, et fabriqués correctement. Des systèmes fiables doivent être établis pour transporter les déchets. Si l’on manque de confiance vis-à-vis du complexe industriel, universitaire et étatique qui constitue l’industrie nucléaire, il est fort probable qu’on ne croira pas que ces tâches difficiles seront effectuées convenablement.

L’expérience acquise dans d’autres grands systèmes techniques fournit des informations et des pistes utiles. Les commissions d’enquête présidentielles sur les échecs des navettes spatiales Challenger et Columbia sont intéressantes en la matière.19 Dans les deux cas, les commissions d’enquêtes ont identifié des défaillances techniques spécifiques (joint torique, perte d’étanchéité). Dans les deux cas, les commissions d’enquête ont conclu que ces défaillances spécifiques relevaient de causes situées en amont : elles sont apparues du fait de problèmes institutionnels systémiques. La NASA était une structure déficiente.

Les leçons tirées de la NASA ont une portée générale. Elles s’appliquent au projet de Yucca Mountain. Les recherches sur les institutions assurant le fonctionnement de systèmes technologiques complexes ont identifié des indicateurs précis de difficultés. On peut comprendre ces indicateurs comme des « recettes pour l’échec ». Les indicateurs, au nombre de six, sont les suivants :

1) Des programmes dominés par le calendrier. Lorsque le respect du calendrier prend le pas sur la bonne exécution des travaux, les difficultés sont probables. Les programmes dominés par le calendrier sont particulièrement problématiques lorsque les aspects scientifiques ne sont pas bien compris, comme dans le cas des navettes, et maintenant de Yucca Mountain.

2) Les contraintes liées aux moyens. L’inadéquation des moyens à l’exécution convenable d’une tâche constitue clairement un problème. Noyer un problème sous des quantités d’argent peut conduire à un autre type de problème. Lorsqu’ils ont trop d’argent, les responsables doivent passer leur temps à réfléchir à la manière d’occuper les gens plutôt qu’aux vrais problèmes. C’est pourquoi l’industrie aérospatiale met quelquefois en place des « groupes de travail hors cadre » (« skunk works »), dans lesquels quelques personnes peuvent travailler sans contrainte de calendrier. Le DOE a depuis de nombreuses années exigé et obtenu des sommes d’argent importantes pour l’assurance qualité et pour l’élaboration technique de concepts détaillés pour lesquels les éléments scientifiques de base n’existent pas.

3) Une organisation compartimentée avec une communication inefficace.

4) Organisations hiérarchiques de type « pyramidal », avec des informations qui ne transitent que dans un seul sens. Challenger et Columbia ont explosé parce que les personnes situées au sommet de la hiérarchie n’étaient pas capables d’être à l’écoute des gens qui étaient dans les rouages de l’organisation et qui connaissaient les détails techniques.

5) Une conception médiocre dont les lacunes sont souvent évidentes de l’extérieur. Une tendance de l’organisation à un comportement « insulaire », qui compte sur le personnel en interne plutôt que sur l’expertise au niveau international, est plus susceptible d’entraîner un échec.

6) Outrance/Arrogance de l’institution

Le programme du DOE à Yucca Mountain laisse apparaître tous ces problèmes. Les problèmes sont organisationnels. Ils sont profondément enracinés. Ils procèdent d’une combinaison de pressions à la réussite exercées sur l’organisation, et d’un manque de continuité dans la direction au plus haut niveau de la structure. Bien que beaucoup de gens compétents travaillent sur le programme de Yucca Mountain, le programme dans son ensemble représente beaucoup moins que la somme de ses parties. C’est un système en miettes.

Ce qui devrait être fait

Il est tout à fait possible de construire un site d’enfouissement satisfaisant à Yucca Mountain. C’est en fait ma conviction personnelle. Néanmoins, le concept actuel ne fera pas l’affaire. Par ailleurs, même si un concept satisfaisant était élaboré, le DOE ne serait pas, pour l’instant, institutionnellement compétent pour le mettre en œuvre. Il faut que le DOE reçoive des instructions pour faire son travail convenablement. Faire son travail convenablement signifie développer le meilleur concept possible. Faire son travail convenablement suppose de développer la capacité institutionnelle permettant de dire « non » si la preuve d’une impérieuse nécessité n’est pas établie.

La bonne façon de démarrer consiste à ralentir le programme en l’adaptant à l’avancement des connaissances. Même si le DOE parvient à un concept satisfaisant pour un site d’enfouissement à Yucca Mountain, il lui sera difficile d’avoir la crédibilité nécessaire à la mise en œuvre de ce concept. Un niveau très élevé de contrôle qualité sera nécessaire à la fois pour la fabrication et l’installation des conteneurs de stockage, ainsi que pour le système de transport des déchets nucléaires. Les problèmes persistants d’assurance qualité du DOE attestent de l’ampleur de la difficulté.

Du fait des énormes pressions de l’industrie nucléaire, le Président devrait en même temps demander à cette dernière de renoncer à ses actions juridiques, de façon à ce que le programme avance en fonction des connaissances scientifiques et non en fonction des contraintes de calendrier.

Les compagnies électriques doivent comprendre que c’est leur crédibilité et l’avenir de leur secteur qui sont en jeu. Si l’industrie nucléaire doit avoir un avenir, celui-ci devra se baser sur la confiance. La confiance doit être méritée. Une fois perdue, il est extrêmement difficile de la reconquérir. Au début de son histoire, après la Deuxième Guerre mondiale, l’industrie nucléaire a bénéficié d’une immense confiance auprès du public. Elle l’a perdue. Cette confiance du public peut-elle être restaurée ? Je ne connais pas la réponse. En revanche, je sais que le mépris d’une approche scientifique correcte est la pire des méthodes. Et c’est ce que fait le DOE à Yucca Mountain.


Voir aussi :


LES NOTES BAS DE PAGE

1 Paul Craig a fait partie du National Research Council's Board on Radioactive Waste Management (Bureau du Conseil national de la recherche sur la Gestion des déchets radioactifs). Il a été nommé en 1996 par le Président Clinton comme membre du Nuclear Waste Technical Review Board (Bureau d’évaluation technique pour les déchets radioactifs), dont il a démissionné en janvier 2004. Le Dr Craig est Professeur émérite d’ingénierie à l’Université de Californie à Davis. Il peut être contacté à l’adresse ppcraig@ucdavis.edu. Les opinions exprimées sont celles de l’auteur et ne sont pas nécessairement celles du NWTRB ou de l’IEER.

2 L’équivalent français du NWTRB est la Commission nationale d’évaluation dont la mission consiste à suivre et à émettre des recommandations sur les progrès des recherches menées par les acteurs chargés de la gestion des déchets nucléaires de haute activité et à vie longue.

3 Une partie des éléments utilisés ici proviennent de rapports du Nuclear Waste Technical Review Board. Voir le site http://www.nwtrb.gov. Toute erreur provenant d’une retranscription ou d’une simplification est de la seule responsabilité de l’auteur.

4 U.S. Energy Information Administration. Sur le web : http://www.eia.doe.gov.

5 U.S. Nuclear Regulatory Commission, Information Digest 2003 Edition, NUREG-1350, Vol. 15 (Washington, D.C., 2003). Sur le web : http://www.nrc.gov/reading-rm/doc-collections/nuregs/staff/sr1350/index.html.

6 http://www.ocrwm.doe.gov/pm/pdf/pprev3hist.pdf

7 On trouvera ci-après quelques données de base sur le combustible nucléaire usé. Une tonne métrique équivaut à 1000 kilogrammes (kg). Son contenu est mesuré en tonnes de métal lourd, dans lequel le terme « métal lourd » renvoie aux métaux dont le nombre atomique est de 90 (thorium) ou supérieur. Dans le cadre de cet article, les termes « tonnes métriques », « tonnes » et TML (tonnes métal lourd) sont utilisées indifféremment. Les chiffres renvoient aux quantités de métal lourd dans le combustible quand celui-ci a été chargé en réacteur. Une partie de ce métal lourd est fissionné ou « brûlé » dans le réacteur au cours du processus de production d’électricité. Généralement. une tonne d’uranium 235 produit un gigawatt-an (GW/an) d’électricité avant d’être retiré du réacteur. À un taux de combustion typique de 38 GWjr par tonne, 63 000 TML de combustible usé (la quantité de déchets civils de haute activité destinée actuellement à Yucca Mountain), fournirait environ 2000 GW/an d’électricité (c’est-à-dire environ 100 réacteurs fonctionnant pendant 20 ans). Le combustible usé est chaud du fait de la radioactivité des produits de fission qu’il contient. La quantité de chaleur produite diminue avec le temps au fur et à mesure de la décroissance des produits de fission en éléments stables (il ne s’agit pourtant pas d’une simple décroissance exponentielle dans la mesure où chacun des nombreux radionucléides présents dans le combustible usé décroît à son propre rythme, avec certains d’entre eux se transforment en de nouveaux radionucléides). Le combustible usé issu d’un réacteur de 1000 mégawatts fonctionnant pendant un an produit environ 42 kilowatts (kW) de chaleur (ou 1,37 kW/TML) après 10 ans d’entreposage, 0,37 kW après 100 ans, et 0,07 kW après 1000 ans. Le volume du combustible usé représente environ 20 mètres cubes par GW/an. Le problème des combustibles usés à l’échelle mondiale est beaucoup plus important que celui des Etats-Unis. La production de combustible usé pour la totalité de la vie de la génération actuelle de réacteurs à l’échelle mondiale s’élèvera à approximativement 450 000 tonnes de métal lourd, dont environ 18 % proviendront des Etats-Unis (sans tenir compte du combustible usé provenant de réacteurs dont l’autorisation pourrait être prolongée. [Sources: D. Bodansky, Nuclear Energy: Principles, Practices and Prospects (Woodbury NY, Am. Inst. Phys. 1996); et Paul P. Craig, "High Level Nuclear Waste," Annual Review of Energy and the Environment 24: 461-86 (1999). La dernière référence donne une liste de sites web intéressants et de nombreuses références.

8 Nuclear Regulatory Commission, ibid.

9 Nuclear Energy Agency of the Organisation for Economic Co-operation and Development, The Environmental and Ethical Basis of Geological Disposal of Long-Lived Radioactive Waste: A Collective Opinion of the Radioactive Waste Management Commission of the OECD Nuclear Energy Agency (Paris: OECD Publications, 1995). Sur le web : http://www.nea.fr/html/rwm/reports/1995/geodisp/collective-opinion.html.

10 Le Congrès a chargé l’EPA de trouver des recommandations sur les réglementations auprès du Conseil national de la recherche (NRC). Le NRC a recommandé que la dose soit calculée au moment prévu de l’apparition de la contamination maximale (National Research Council, Commission on Geosciences, Environment and Resources, Committee on Technical Bases for Yucca Mountain Standards, Technical Bases for Yucca Mountain Standards [Washington, D.C.: National Academy Press, 1995]). Les simulations informatiques actuelles du DOE suggèrent que la dose maximale interviendra dans plusieurs centaines de milliers d’années. En fixant à 10 000 ans la durée à prendre en compte pour la conformité réglementaire l’EPA a donc rejeté les recommandations du Conseil national de la recherche. L’Etat du Nevada soutient que les normes de l’EPA sont illégales. Cette question fait partie d’une action juridique intentée par l’Etat du Nevada actuellement étudiée par la Cour suprême américaine.

11 Alvin Weinberg, The First Nuclear Era: The Life and Times of a Technological Fixer (New York: American Institute of Physics Press, 1994).

12 L’Alliage 22 ou C-22 est un alliage à base de nickel dont la composition typique est la suivante : nickel 56 %, chrome 22 %, molybdène 13 %, cobalt 2 %, tungstène 4 %, fer 3 %.

13 Les seuls métaux qui existent à l’état naturel sont des métaux nobles comme l’or, et des métaux qui sont stables dans un environnement chimiquement réducteur. Le meilleur exemple de ces derniers est le cuivre dont l’existence a rendu possible l’Âge de Bronze. Les métaux les plus durables pour des environnements oxydant tels que Yucca Mountain sont apparentés à l’acier inoxydable. Ces métaux, appelés « métaux passivés » sont protégés par une fine couche (de quelques milliers d’atomes d’épaisseur généralement), qui a tendance à se réparer par elle-même lorsqu’elle est endommagée. Les métaux passivés ont été découverts au début du XXe siècle. L’Alliage-22, à base de nickel au lieu de fer, donc techniquement pas un « acier », fait partie des matériaux les plus résistants à la corrosion pour l’environnement de Yucca Mountain. Le titane, proposé pour le carter de protection, est également un matériau passivé. L’extrapolation de la performance de ces matériaux, vieux de quelques décennies, à des durées supérieures de trois ordres de grandeur pour atteindre les 10 000 ans de la période prise en compte par la réglementation pour Yucca Mountain, constitue un problème majeur. A mon avis, des extrapolations importantes ne devraient être faites que s’il existe une bonne compréhension théorique des mécanismes de corrosion, et une bonne raison de croire que tous les mécanismes potentiellement importants ont été identifiés. C’est beaucoup demander. Il existe un consensus parmi les spécialistes des matériaux, sur le fait que la compréhension des mécanismes de corrosion est suffisamment bonne pour qu’une extrapolation temporelle de trois ordres de grandeur soit légitime si certains critères sont remplis. Le point essentiel concernant la conclusion du NWTRB sur le concept actuel du DOE pour Yucca Mountain est que ces critères ne sont pas remplis pour le concept actuel.

14 Le sel offre un exemple simple bien connu de nombreuses personnes vivant au bord de la mer. Le sel absorbe l’humidité atmosphérique et peut se liquéfier dans des conditions où autrement l’eau pure s’évaporerait. Une façon classique de résoudre ce problème au bord de la mer est d’ajouter du riz dans la salière. Le riz absorbe l’eau énergiquement et maintient le sel suffisamment sec pour éviter la liquéfaction.

15 Les citations qui suivent proviennent du NWTRB, Technical Report on Localized Corrosion, 25 novembre 2003, accessible sur le web : http://www.nwtrb.gov.

16 Les données actuelles laissent penser que l’Alliage-22 aurait de bonnes performances pour des températures inférieures à 100 degrés Celsius environ. Concevoir un site de stockage qui maintiendrait tous les conteneurs au-dessous de cette température exige une connaissance détaillée de la conductivité thermique des roches. La plus grande partie du site de stockage proposé se situe dans la région lithophysale inférieure de Yucca Mountain, une région qui présente de grande inclusions vides (lithophyses). La combinaison des lithophyses et d’une saturation en eau élevée de la roche de Yucca Mountain rend difficile la mesure de la conductivité thermique. Malheureusement le DOE n’a recueilli que très peu d’informations pertinentes avant de mettre fin au programme de recherche. Il est possible d’obtenir les données nécessaires, mais cela prendra du temps et des moyens.

17 Même s’il s’avérait possible de montrer que les échantillons d’Alliage-22 ne seront pas corrodés dans l’environnement de Yucca Mountain, il resterait des difficultés de fabrication. Le DOE n’a en fait jamais fabriqué de conteneur. Il n’a jamais effectué les soudures nécessaires pour sceller les conteneurs. Il ne s’agit pas d’un point de détail. Les Suédois se sont aperçus que souder le cuivre (extrêmement stable dans leur environnement chimiquement réducteur) s’avère extrêmement difficile. Après plusieurs années d’efforts, ils connaissent encore des problèmes de soudure. Une différence essentielle entre le programme suédois et celui du DOE est que les Suédois croient dans la démonstration, alors que le DOE préfère s’appuyer sur des modèles informatiques.

18 Le contrôle qualité constitue un enjeu pour chaque aspect du système de stockage. Ceci comprend le système de transport des déchets, ainsi que les installations de surface pour recevoir, entreposer temporairement et transférer les conteneurs.

19 Voir le site web du Columbia Accident Investigation Board, http://www.caib.us/, et le Report of the Presidential Commission on the Space Shuttle Challenger Accident, sur http://science.ksc.nasa.gov/shuttle/missions/51-l/docs/rogers-commission/table-of-contents.html.


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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 12, no. 3, a été publiée en juin 2004.)

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