IEER | Énergie et Sécurité No. 30


" Cher Arjun "

Cher Arjun,
Allons-nous manquer de pétrole ?
-- Olive, à Oklahoma City


Cher Olive,

Au XIXe siècle, le pétrole était indispensable à l’éclairage. Mais de nos jours, l’électricité est beaucoup plus utilisée, et les lampes à pétrole sont passées de mode. Dans ces conditions, il est très peu probable que nous manquions de pétrole pour nous éclairer… Oh, attendez ! Vous voulez parler du pétrole qui alimente nos automobiles ! Désolé. Je reprends votre question avec un autre éclairage.

Ce pétrole-là alimente un régime à forte teneur en carbone, pas seulement les moteurs. Depuis plus d’un siècle, il a débouché sur différentes versions d’un mythe. Version 1 : le monde va bientôt manquer de pétrole. Version 1.1 : le monde va bientôt manquer de pétrole bon marché. Version 6 : la production de pétrole va bientôt arriver à son plus haut niveau avant de décliner, l’augmentation de la demande va coïncider avec une chute rapide de l’approvisionnement, les prix vont exploser. Résultat : une catastrophe économique.

Un siècle d’accroissement de la production et des réserves pétrolières et un siècle d’obstination dans l’erreur n’ont pas arrêté les créateurs de mythes. Toutes les ressources sont limitées. Mais certaines sont plus limitées que d’autres.

Il y a beaucoup de pétrole dans le monde. Les réserves récupérables de la seule Arabie saoudite, estimées à mille milliards de barils, représentent environ 35 années de la consommation mondiale au rythme actuel. Un quart de ce chiffre correspond à des réserves prouvées. L’Irak dispose d’une centaine de milliards de barils de réserves prouvées et probablement beaucoup plus dans des zones inexploitées. Le coût de l’extraction d’un gallon (3,79 litres) dans les réserves du Golfe persique s’élève à moins de 5 centimes de dollar.

Si la planète connaissait des prix du pétrole plus élevés à la suite d’un véritable épuisement des réserves pétrolières, elle passerait rapidement à l’utilisation du gaz naturel, du charbon gazéifié, du charbon liquéfié, et même de l’hydrogène fourni par l’énergie éolienne. Le potentiel en hydrogène de l’énergie éolienne dans les 12 États les plus ventés de la partie continentale des Etats-Unis à lui seul est du même ordre de grandeur que la production pétrolière totale des pays de l’OPEP, la totalité de la région du Golfe persique étant donc incluse.

Nous épuiserons notre environnement bien avant d’épuiser le pétrole et ses équivalents. La capacité de notre Mère Nature à absorber toutes les merveilleuses technologies qui injectent du dioxyde de carbone dans l’atmosphère est d’ores et déjà dépassée. Il ne s’agit pas d’un problème théorique qui se poserait dans le futur. Il est maintenant scientifiquement admis que nous sommes déjà dans cette situation. Les glaciers fondent, des millions d’hectares de forêts disparaissent, des événements climatiques extrêmes, comme de graves sécheresses ou inondations, sont de plus en plus fréquents.

Crier au loup sur le manque de pétrole est un passe-temps dangereux. La focalisation alarmiste sur cette notion détourne l’attention des problèmes réellement graves associés à l’ensemble du système énergétique moderne : la gravité du changement climatique mondial, la sécurité et les accidents nucléaires, les problèmes de prolifération liés au plutonium, et le problème créé par de trop grandes quantités de pétrole bon marché dans des zones qui ne sont pas des centres de consommation.

Trop de pétrole bon marché

Une quantité trop importante de pétrole bon marché constitue l’un des facteurs principal des problèmes d’énergie et de sécurité planétaire. Il coûte moins de 2 dollars pour extraire du sol un baril de 42 gallons (159 litres) de pétrole dans le Golfe persique. Le prix actuel du pétrole (août 2004) est d’environ 35 à 40 dollars le baril. Les réserves prouvées actuelles du Golfe persique représentent donc une mine d’or noir de plus de 20 mille milliards — oui, vingt mille milliards – de dollars de royalties et de profits. En Irak seul, les réserves potentielles supplémentaires de pétrole qui n’ont pas été explorées ou exploitées pourraient, avec le temps, rapporter des profits de plus de 3 mille milliards de dollars. L’Arabie saoudite représente un pactole encore plus important.

Le pétrole bon marché du Golfe persique a amené des sociétés multinationales et certains impérialistes, à commencer par les Britanniques en Iran puis en Irak, à arriver en masse. Le pétrole bon marché et les immenses profits à en tirer continuent d’alimenter l’impérialisme, la guerre et le réchauffement climatique.

Les Britanniques ont d’abord voulu contrôler les ressources pétrolières du Golfe persique parce que leur marine militaire était passée du charbon au pétrole pendant la Première Guerre mondiale. La marine militaire jouait un rôle essentiel dans le maintien de l’empire britannique ; la Grande-Bretagne possédait beaucoup de charbon, mais pas de pétrole. Il s’avéra que le pétrole du Golfe persique n’était pas seulement abondant ; il était aussi bon marché.

Ce pétrole a imposé un lourd tribut à l’environnement et à la sécurité internationale, depuis le réchauffement de la planète jusqu’aux soldats tués ou mutilés qui ont combattu dans les sables du Moyen-Orient depuis près d’un siècle : soldats de l’Inde, de Grande-Bretagne, des Etats-Unis et des pays de la région elle-même. Plus d’une crise nucléaire militaire a été liée au pétrole du Moyen-Orient, notamment en 1958, lorsque le roi d’Irak, un vassal de l’Occident, a été renversé par un coup d’État. Ainsi, l’un des problèmes de la dépendance chronique de l’Occident vis-à-vis du pétrole bon marché du Moyen-Orient est l’intimité parallèlement entretenue avec des fondamentalistes, ainsi qu’avec des dictateurs séculaires (rois saoudiens, Shah d’Iran, Saddam Hussein avant 1990, etc.).

En termes d’environnement et de sécurité, le pétrole n’a pas été bon marché ; il a au contraire été très, très coûteux. Mais nous n’avons pas trouvé de moyen efficace de limiter son utilisation pour traduire ces coûts. L’utilisation complète des réserves prouvées de pétrole, sans parler des réserves inconnues ou inexploitées, entraînerait à elle seule une augmentation de près de 30 pour cent des concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Le changement climatique catastrophique qui est déjà engagé en serait encore aggravé. En outre, la panique liée au manque de pétrole fait de la publicité aux partisans du nucléaire, et même à ceux qui préconisent l’utilisation du plutonium dans les réacteurs nucléaires.

Notre environnement arrivera à sa fin bien avant que les réserves de pétrole soient suffisamment réduites pour que celui-ci devienne cher. En termes de sécurité, trop de vies ont déjà été sacrifiées au pétrole. Finalement, comme je le soulignais dans le numéro spécial d’Énergie et Sécurité (n°25, 2003), même le système monétaire international dominé par le dollar est maintenant lié à la façon dont les prix du pétrole sont déterminés.

Que faudrait-il faire ?

Si le pétrole bon marché est au centre de tous les problèmes d’environnement et de sécurité mondiale, quelle est alors la solution ? Une réponse simple, que beaucoup avancent, est de tout simplement taxer le pétrole. Si les automobiles européennes sont plus économes que les américaines, c’est en large mesure grâces aux taxes sévères imposées sur l’essence en Europe. Mais, à mon avis, cela ne peut constituer le cœur de la solution.

La taxation du pétrole est régressive. Pour avoir un impact sur le changement climatique, il faudrait qu’elle atteigne des niveaux dissuasifs, à un niveau mondial. Ce serait injuste, exagéré et irréalisable, en partie parce que beaucoup n’ont qu’un accès très limité aux services apportés par le pétrole. Par ailleurs, les technologies permettant une profonde amélioration de l’efficacité énergétique des automobiles sont maintenues à l’écart du marché, tant par les décisions des consommateurs et que par les compagnies automobiles. Il existe un profond fossé entre les technologies disponibles et le faible niveau d’efficacité énergétique qui est la réalité du marché, même en Europe ou au Japon.

Audi, par exemple, possède un modèle commercial de voiture qui consomme 3 litres aux 100 km. Il ne fait même pas appel à une technologie de moteur hybride. Il s’agit d’un diesel perfectionné. Volkswagen a fabriqué une voiture, très coûteuse et qui ne peut être une voiture particulière pour l’instant, mais qui arrive à une consommation époustouflante de 0,9 litres aux 100 km. En même temps que des normes de sécurité nous avons besoin de rigoureuses normes d’efficacité pour les automobiles qui seront rehaussées rapidement et inexorablement. La consommation de pétrole peut être significativement réduite, même si les déplacements augmentent.

Il serait également acceptable de taxer lourdement les véhicules inefficaces et dangereux, pour décourager leur fabrication et d’utiliser les taxes pour encourager des systèmes à énergies renouvelables. Les efforts visant à une forte augmentation de l’efficacité énergétique des transports peuvent être associés à une utilisation plus importante du gaz naturel. Le gaz naturel émet moins de dioxyde de carbone que le pétrole ou le charbon ; il est compatible avec les piles à combustible qui devraient, je pense, occuper à l’avenir une place centrale dans le système énergétique. Ceci tient au fait que les piles à combustible peuvent utiliser de l’hydrogène à partir des énergies renouvelables comme l’énergie solaire ou éolienne. Il existe de grandes quantités de gaz naturel dans le monde, mieux réparti que le pétrole bon marché. Celui ci peut assurer une transition relativement progressive à un autre système énergétique mondial. Mais il ne s’agit que d’une réponse partielle, dans la mesure où il existe de nombreuses utilisations concurrentes pour le gaz naturel, et où son cours est en augmentation (tout en restant très inférieur à celui de l’essence).

Il sera difficile d’apporter des solutions aux problèmes de changement climatique et de sécurité internationale qui sont enchevêtrés avec les questions de pétrole et de transport. Il faut se concentrer sur les problèmes réels et les perspectives de résolution. L’obsession d’une catastrophe qui surviendrait parce que nous arriverions au pic de la production pétrolière ou que nous manquerions de pétrole bon marché est, dans le meilleur des cas, une diversion. Au pire, cela ne fait que renforcer la demande d’une plus forte production pétrolière ou nucléaire.

— Dr. Egghead

Cet article est issu d’une série de trois émissions radio d’Arjun Makhijani intitulées « Allons-nous manquer de pétrole ? » qui sont passées sur les ondes de KUNM (Albuquerque) en janvier 2004. Vous pouvez les écouter sur le web, ainsi que beaucoup d’autres interventions radio de l’IEER : http://www.ieer.org/radio/


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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 12, no. 4, a été publiée en octobre 2004.)

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