Par Arjun Makhijani et Annie Makhijani1
La France est souvent citée en exemple par les partisans de l’énergie nucléaire aux États-Unis et ailleurs en matière de développement énergétique, non seulement parce qu’elle retire presque 80 pour cent de son électricité des centrales nucléaires, mais aussi parce qu’elle retraite la plus grande partie de son combustible usé pour en extraire le plutonium et le réutiliser comme combustible. Pourtant, la France possède un volume considérable de déchets à haute activité et à longue durée de vie qui sont destinés à l’enfouissement dans site de stockage géologique profond, notamment des déchets vitrifiés hautement radioactifs issus du retraitement, du combustible uranium usé non retraité, du combustible MOX (mixed oxide) usé non retraité, et certains autres déchets à vie longue présentant une activité spécifique inférieure.2 Le combustible MOX usé résulte de l’utilisation du plutonium de retraitement comme combustible nucléaire. La loi française de 1991 sur les déchets nucléaires fait obligation, entre autres choses, d’une recherche sur l’évacuation dans des formations géologiques profondes. En 2003, l’IEER (Institute for Energy and Environmental Research) a été retenu par le Comité local d’information et de suivi (CLIS) de Bure pour procéder à une évaluation du programme français de recherche sur le stockage géologique des déchets de haute activité. Le CLIS est un comité officiel de représentation des parties intéressées, constitué d’élus locaux et nationaux et de représentants associatifs.3 Il est financé par l’Etat français, pour fournir une contribution et un avis concernant le processus de caractérisation et de recherche sur le site. Le site actuellement étudié par l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), est situé près de Bure, un village de l’Est de la France, non loin des frontières allemande et suisse. (Voir la carte dans Énergie & Sécurité n° 10, sur le web : www.ieer.org/ensec/no-10/no10frnc/franmap3.html.) La zone est connue sous le nom de région Meuse/Haute-Marne, du nom des deux rivières qui la traversent, la Meuse et la Marne. Le site de Bure est l’équivalent français du site américain de Yucca Mountain. C’est le seul site actuellement étudié en France, depuis la suspension des études sur des sites granitiques en 2000 à la suite de l’importance de l’opposition locale. Il est intéressant de remarquer que la recherche américaine sur les sites granitiques a été suspendue en 1986, vraisemblablement à la suite de l’opposition politique qui s’est manifestée ,4 après quoi Yucca Mountain a été désigné comme site unique.
L’objet du projet de l’IEER était d’évaluer le programme de recherche de l’ANDRA relatif à la caractérisation du site. Dans la mesure où l’objectif est de confiner des déchets pour des périodes qui s’étendent sur des centaines de milliers d’années (jusqu’au moment de la dose la plus élevée), le programme de recherche sur les barrières ouvragées, le contexte géologique et la combinaison de ces deux facteurs doit présenter un caractère de robustesse et d’exhaustivité suffisant pour fournir des prévisions fiables. L’IEER n’a pas été chargé de déterminer si le site pouvait convenir au stockage de déchets de haute activité. Le but primordial du projet était de déterminer l’adéquation du programme de recherche pour la formulation d’un avis fiable sur la performance du système proposé à la fin de la recherche. S’il apparaissait que le programme de recherche de l’ANDRA présentait des lacunes à certains égards, l’IEER avait pour tâche d’émettre des recommandations pour améliorer le programme, de manière à ce qu’un avis fiable puisse être formulé quant à la faisabilité de l’utilisation du site pour le confinement géologique de déchets de haute activité. Nous donnerons une synthèse de cette évaluation dans cet article, dans la mesure où les principes de l’évaluation d’un système de confinement géologique sont partout les mêmes. Les membres du public intéressés dans d’autres pays, tout comme des agences chargées de la caractérisation de sites, peuvent trouver dans le processus d’évaluation de l’IEER et ses résultats une information utile pour leur propre situation. Le système de confinement C’est par la contamination de l’eau pour la boisson, l’irrigation ou d’autres usages, pouvant aboutir à une ingestion de radionucléides, que l’évacuation de déchets nucléaires dans un site géologique profond pourrait principalement affecter les populations jusque dans un lointain futur. La menace vient de radionucléides à très longue durée de vie, avec des demi-vies de milliers voire de millions d’années. Aucun programme d’enfouissement n’a jamais prétendu qu’il était possible d’isoler parfaitement les déchets de l’environnement humain (à commencer par la nappe phréatique et les eaux de surface). L’objectif est donc de limiter le pic de dose à des niveaux considérés comme socialement acceptables aujourd’hui, telles qu’ils apparaissent dans les normes de radioprotection actuelles. Ordinairement, on prévoit que le pic de dose interviendra dans plusieurs centaines de milliers d’années. Les textes de référence français sur la recherche exigent que le pic de dose soit limité à 25 millirems par an. La norme américaine de l’EPA (Agence de protection de l’environnement) pour Yucca Mountain limite cette dose à 15 millirems par an pour les premières 10 000 années, c’est-à-dire bien avant le moment prévu pour le pic de dose. Cette limite de temps bien inférieure au moment où le pic de dose est supposé intervenir a été annulée par une cour fédérale, dans la mesure où elle était explicitement en divergence avec une recommandation émise par une étude du Conseil national de la recherche (NRC) qui se prononçait en faveur d’un limitation en fonction du pic de dose.5 Un système de confinement géologique est composé :
Une évaluation de la performance d’un système de confinement géologique consiste donc à comprendre les propriétés de chacune de ces composantes et surtout leur interaction pendant des périodes prolongées, pour atteindre les objectifs de limitation de doses d’irradiation pendant des centaines de milliers d’années. La recherche sur la caractérisation d’un site et du système de confinement correspondant doit s’assurer que les données nécessaires sont réunies concernant le site, que des expérimentations sont conduites sur les colis de déchets et les autres matériaux comme les scellements, à la fois en laboratoires et in situ, et qu’un modèle satisfaisant pour l’évaluation de la performance, validé par des données réelles, est mis en place. Évaluation de le recherche en vue d’un site de stockage L’un des problèmes cruciaux auxquels est confrontée la recherche tient au fait que le modèle doit évaluer la performance non pas du cadre naturel, mais d’un système géologique considérablement perturbé par une excavation importante, pouvant entraîner des fractures absentes à l’origine, par l’introduction de déchets (thermiquement) chauds, et par l’ajout de différents matériaux de remblai et de scellements. Par conséquent, le système qui est modélisé n’est plus celui du système géologique d’origine mais un système profondément perturbé. (La zone perturbée est appelée la « zone endommagée par l’excavation » (Excavation Damaged Zone) ou EDZ en abrégé). De plus, étant donné les longues périodes étudiées, le changement climatique ainsi que l’impact éventuel d’une intrusion humaine délibérée ou involontaire, après la perte de la mémoire institutionnelle, doivent également être pris en compte. L’évaluation, avec un certain niveau de certitude, de la performance d’un système dans ces conditions doit surmonter des difficultés qui, à certains égards, n’ont pas d’équivalent en matière de recherche scientifique. Dans le cas particulier du site de Bure, la roche hôte est de l’argilite, une roche dure consistant en minéraux argileux, carbonates (surtout calcites), et quartz. La roche intacte n’est pas très poreuse, ce qui permet d’envisager un écoulement diffusif en l’absence de fractures et en l’absence de perturbation induite par le creusement. Un tel écoulement serait très lent et on pourrait s’attendre à des temps de parcours très longs pour les radionucléides rejetés par les colis de déchets. Toutefois, l’évaluation réalisée par l’équipe de l’IEER (1) des documents, (2) des propriétés de l’argilite dans certaines conditions de chaleur et d’humidité, et (3) de la recherche effectuée pour modéliser la performance du site a fait apparaître que les conditions réelles dans un site d’enfouissement pourraient être très éloignées d’un écoulement diffusif. La défaillance de certaines composantes, notamment des scellements du stockage, pourrait déboucher sur un transport rapide (en termes géologiques) des radionucléides jusqu’à l’environnement humain. Selon l’estimation de ANDRA elle-même, dans cette situation de défaillance du scellement, la dose dépasserait la limite admissible de 0,25 millisieverts (25 millirems) par an. Dans ce contexte, l’IEER est parvenu à la conclusion que le scénario de l’ANDRA pour l’exposition humaine n’était pas nécessairement pénalisant, au sens où les doses reçues par une famille d’agriculteurs en autarcie (appelée également « famille d’agriculteurs en autoconsommation ») utilisant les eaux souterraines de certains emplacements, pourraient être supérieures. Ce résultat et d’autres aspects de l’évaluation par l’IEER du programme de recherche de l’ANDRA ont conduit à un certain nombre de recommandations globales ou détaillées pour le programme de recherche. La conclusion globale de l’IEER a été qu’un jugement concernant la faisabilité de la construction d’un système de confinement géologique était prématuré début 2005, et que de nombreuses années de recherche seraient encore indispensables avant de pouvoir formuler un avis scientifiquement fondé. En décembre 2005, l’ANDRA préparait sa recommandation concernant la suite des travaux sur le site et le Parlement français devrait se pencher sur le statut du site et la poursuite de la recherche en 2006. L’IEER ne s’est pas prononcé en faveur d’une poursuite ou d’un arrêt des recherches, mais a formulé ses propres recommandations concernant le programme de recherche qui devrait être poursuivi dans le cas où le Parlement déciderait d’autoriser la poursuite des travaux sur le site. L’équipe de l’IEER6 a évalué les domaines suivants, en fonction de leurs implications pour la recherche sur le confinement géologique :
L’IEER a présenté son rapport final au CLIS en janvier 2005. Veuillez noter que tous les éléments ci-dessous se réfèrent à l’état des travaux de l’ANDRA en janvier 2005.
Une des raisons pour lesquelles les estimations de doses dans l’un des scénarios étaient élevées tenait au fait que l’ANDRA suppose que des quantités relativement importantes de radionucléides s’échapperaient des colis de déchets. À ce stade, une décision pourrait être prise pour renforcer la recherche sur les colis, notamment sur l’adoption de nouveaux concepts de colis qui seraient beaucoup plus durables, du type de ceux retenus par le programme de confinement géologique suédois. Ces derniers visent à ce que les conteneurs de déchets durent un million d’années dans des conditions hydrogéologiques spécifiées. Dans ce cas, les conteneurs eux-mêmes permettraient un confinement des déchets et réduiraient les doses d’irradiation dans un futur éloigné. La roche hôte sert de solution de secours par rapport au système des colis de déchets. Elle fournit une certaine sécurité par rapport à une non-conformité, dans l’éventualité où le processus d’estimation serait incorrect ou si les conditions futures diffèreraient de celles retenues dans les modèles. L’approche de la redondance, dans laquelle un système géologique sert de solution de secours par rapport au système de confinement artificiel, servirait également à atténuer les effets du changement climatique, dans l’éventualité où celui-ci s’avèrerait plus grave que prévu. Dans une première phase de ses travaux, l’ANDRA a suivi l’approche de redondance évoquée ici, mais elle l’a abandonnée par la suite. L’écoulement de l’eau a fourni un autre exemple d’un domaine dans lequel le cadre initial ou les premières hypothèses pourraient empêcher les options de recherche nécessaires. Par exemple, l’hypothèse de l’ANDRA d’un régime dominé par la diffusion (transport très lent des radionucléides) pourrait empêcher toute analyse de l’importance éventuelle d’un flux d’advection dans une représentation d’un réseau de fracture de la roche hôte. L’équipe de l’IEER a consacré une partie importante de sa réflexion à la structure de prise de décision scientifique dans le programme. Quel est, par exemple, le processus permettant à un programme de conclure qu’un site est inadapté ou qu’une méthode de conception des colis de déchets doit être révisée ? Il est peu probable que des données valables soient disponibles, dans les premières étapes du programme de caractérisation d’un site, pour déterminer lequel des différents modèles conceptuels du site est le plus approprié (par ex, le flux dans la formation hôte est-il dominé par l’advection ou la diffusion ?). Dans le cas où des modèles alternatifs ne peuvent être exclus, et particulièrement quand certaines alternatives ont des implications très différentes sur les performances, il est important de les soumettre au processus itératif décrit dans la figure. En particulier il est important que des priorités soient établies pour les activités de caractérisation du site, en vue de déterminer parmi les alternatives celle qui est applicable. Sur le site de Bure, de nombreux aspects essentiels de la caractérisation du site, qu’il s’agisse des essais avec éléments chauffants ou de la caractérisation de l’EDZ dans la roche hôte, n’avaient pas encore été abordés en janvier 2005. De ce fait, l’évaluation de l’IEER a conclu que le programme de recherche de l’ANDRA spécifique au site, est actuellement dans une phase préliminaire qui nécessitera un travail itératif considérable avant de pouvoir déterminer, sur des bases scientifiques solides, le caractère approprié du site, voire même sa faisabilité. Le rapport de l’IEER a cherché à spécifier les types des recherches qui devraient être effectués dans le cadre de ce processus itératif. Le processus itératif de caractérisation et d’évaluation doit se poursuivre au moins jusqu’à l’étape de la demande d’autorisation pour la mise en place des déchets dans l’installation construite. La raison étant que le processus de construction lui-même peut révéler des propriétés de la roche hôte ou de l’EDZ qui n’étaient pas apparues jusque là, à moins bien sûr qu’une caractéristique du site qui interdirait tous les modèles conceptuels raisonnables ait été identifiée à une étape antérieure. Dans tout programme d’investigation sur un site, des décisions sont prises, par phases successives, soit pour poursuivre les activités sur le site avec le concept d’origine ou un concept modifié, soit pour abandonner le site et recommencer depuis le départ. À mesure que le pétitionnaire poursuit son travail de recherche sur le site, les investissements liés au site augmentent significativement. L’importance des investissements tend à devenir un facteur dans les décisions d’investir plus encore, dans la mesure où le désir de conserver un site augmente proportionnellement aux moyens matériels et aux avis d’experts qui ont été mobilisés pour la recherche sur l’aptitude du site à recevoir les déchets. Cette tendance risque d’être encore plus marquée si, parallèlement, aucune caractérisation n’est effectuée sur un autre site à titre de comparaison. Une propension à « geler » une étude ou un modèle conceptuel lors de l'apparition de problèmes dans l’évaluation des performances pourrait avoir un effet négatif important dans la définition des phases ultérieures de la caractérisation d’un site pour tout programme de site d’enfouissement. Une évaluation scientifique périodique, dont le mandat prévoirait la possibilité d’émettre un jugement scientifique sur les avantages techniques de la poursuite des recherches sur un site, pourrait réduire les risques d’échecs et, à l’inverse, le risque qu’un site inadapté soit choisi pour l’enfouissement du fait des moyens qui y ont été investis. L’équipe de l’IEER a préparé un organigramme (Figure 1) des différentes étapes de la recherche sur un site de stockage géologique, en insistant sur les aspects itératifs du processus. Il faut s’attendre à plusieurs cycles de recherche dans un projet complexe, avec une évaluation globale préparée à l’issue de chacun de ces cycles, à partir d’un ensemble cohérent de données issues d’une phase bien identifiée de la recherche (principe de « gel des données »). Le diagramme fait également apparaître l’endroit où la recherche peut être arrêtée à chacune des phases itératives si le site s’avérait inadapté.
LES NOTES BAS DE PAGE 1 Cet article est basé sur le rapport de l'IEER intitulé Examen critique du programme de recherche de l'ANDRA pour déterminer l’aptitude du site de Bure au confinement géologique des déchets à haute activité et à vie longue, du 11 janvier 2005. Des extraits importants proviennent de la préface, du résumé et des recommandations principales. L’intégralité de la version française du rapport peut être consultée à l’adresse : www.ieer.org/reports/bure/1204index.html. 2 Le système de classification des déchets français est différent de celui des États-Unis. En France, un important volume de déchets issus du nucléaire civil est destiné à une évacuation en couche géologique profonde. Aux États-Unis, la classification des déchets n’est pas aussi stricte et une catégorie beaucoup plus large de déchets peut être stockée dans un site d’enfouissement à faible profondeur. 3 Les partenaires associatifs comprennent des représentants des secteurs du commerce et de l’industrie, des syndicats de salariés et des associations écologistes. L’ANDRA est également représentée. Le président du CLIS est le préfet du département de la Meuse. La mission du CLIS est d’informer le public des activités qui se déroulent dans le laboratoire et de rendre compte de la recherche qui y est menée et des résultats obtenus. Le site web du CLIS se trouve sur www.clis-bure.com. Le site web de l’ANDRA se trouve sur www.andra.fr. 4 Aux États-Unis, la recherche d’un site granitique à l’Est a été suspendue deux semaines après une réunion à la Maison Blanche entre des opposants et un collaborateur de M. Bush père (alors Vice-Président), qui débutait sa campagne présidentielle et accordait probablement une priorité élevée aux électeurs du New Hampshire dans son chemin vers l’investiture. Le Département de l’Énergie a nié qu’une pression politique ait joué un rôle quelconque dans l’annulation soudaine d’un site de stockage dans l’Est. Eliot Marshall, “Nuclear Waste Program Faces Political Burial,” Science, Vol. 233, 12 août 1986, pp. 835–836. 5 En août 2005, l’EPA américaine a proposé une limite de dose de 350 millirems par an au-delà de 10 000 ans. Cette limite de dose est très supérieure à la limite de radioprotection de 100 millirems par an pour le public, couvrant la totalité des sources. Le communiqué de presse de l’IEER sur cette proposition de norme peut être consulté sur www.ieer.org/latest/yuccaepapr0805.html. 6 L’équipe de l’IEER était constituée de : Arjun Makhijani, Ph.D., Directeur du Projet, Professeur Jaak Daemen, Ph.D. (mécanique des roches), Professeur George Danko, Ph.D. (effets thermiques), Professeur Rod Ewing, Ph.D. (colis de déchets et caractérisation en champ proche), Detlef Appel, Ph.D. (hydrogéologie), Yuri Dublyansky, Ph.D. (minéralogie), Professeur Gerhard Jentzsch, Ph.D. (séismologie), and Horst Letz, Ph.D. (séismologie). La Coordination du projet a été assurée par Annie Makhijani, qui a également apporté une assistance au projet en radiochimie et d’autres domaines. Elle a également effectué l’essentiel de la traduction de ce rapport (de l’anglais vers le français). Une relecture de la traduction a été faite par Annike et Jean-Luc Thierry.
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(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 13, no. 4, a été publiée en janvier 2006.)
Mise en place mars 2006