Par Arjun Makhijani1
Monsieur le Président, l'époque nous incite à la franchise. Les Philippines sont à nous pour toujours : il s'agit d'un « territoire appartenant aux Etats-Unis » comme les qualifie la Constitution. Et juste au-delà des Philippines, il y a les marchés illimités de la Chine...Nous ne renoncerons pas à jouer notre rôle dans la mission de notre race, de gestionnaire, sous l'autorité de Dieu, de la civilisation mondiale. Et nous nous attellerons à notre tâche avec gratitude pour une œuvre à la hauteur de nos forces et en remerciant Dieu tout-puissant de nous avoir désignés comme Son peuple élu, nous donnant par la même la responsabilité de la régénération du monde.
-- Sénateur Albert J. Beveridge, au Sénat des Etats-Unis, 9 janvier 1900
La douzaine d'années qui s'est écoulée depuis le déclin de l'affrontement américano-soviétique a vu s'évanouir pour des millions de personnes les espoirs d'une nouvelle aube de liberté et d'égalité dans le monde, du fait d'un processus de mondialisation qui a placé les intérêts des entreprises et du capital avant ceux des peuples. Les inégalités à l'intérieur et entre les pays sont immenses, la richesse de quelques centaines de personnes dépasse celle des deux milliards les plus pauvres. Il est révélateur que les règles de l'Organisation mondiale du commerce, créée en 1995, prévoient qu'un pays puisse protéger ses industries militaires au titre de la sécurité nationale mais ne puisse pas protéger ses ressources en eau au titre des éléments essentiels à la vie.
En réponse à des perspectives qui s'assombrissent, de nouvelles formes de solidarité émergent dans le monde entier et entre les nations. Des populations se soulèvent pour protéger leurs ressources en eau, comme par exemple en Bolivie, contre la Société Bechtel dont les ventes représentent deux fois le produit national brut de ce pays. Bechtel a engagé une action juridique contre la Bolivie après que cette dernière ait annulé un contrat de privatisation de l'eau. Mais la Bolivie a trouvé un appui là où elle ne s'y attendait pas Le premier juillet 2002, le Conseil des superviseurs de la ville de San Francisco, où est situé le siège de Bechtel, a voté une motion de solidarité avec le peuple bolivien et a demandé à Bechtel d'abandonner son action.2 Lentement et d'une marche hésitante, un combat pour la démocratie mondiale et la survie, s'opposant à une globalisation militariste dominée par les sociétés privées, est en train d'émerger.
Les inégalités au niveau mondial et la répression qu'elles nécessitent pour être maintenues, sont de plus de plus comparées à l'apartheid sud-africain agissant à une échelle mondiale, c'est-à-dire à un apartheid mondial. Comme le souligne Richard Falk dans son analyse de la mondialisation, les faits sont tellement éloquents que cette analogie s'est imposée même à des penseurs de la classe dirigeante.
Thomas Schelling, un notable de longue date, de par son rôle de penseur de la stratégie militaire, qui a influencé l'opinion de la communauté des experts américains dans les années formatrices de la guerre froide, se pose la question de savoir à quel modèle d'autorité étatique pourraient « ressembler les balbutiements d'un Etat mondial. »
La réponse de Schelling, qu'il trouve lui-même « ahurissante et déprimante » est qu'un Etat mondial dans les conditions actuelles ressemblerait à l'Afrique du Sud sous l'apartheid. Mais les unités politiques du système mondial sont des Etats, qui ont des nationalités dominantes, dont la place dans le dispositif mondial est analogue à celle des Blancs dans l'apartheid sud-africain. Dans ce système, les frontières sont des instruments de ségrégation. Le combat pour la démocratie, dans une société mondiale, constitue donc pour l'essentiel, l'équivalent, au niveau mondial, de la lutte pour les droits civils et la fin de la ségrégation.
La période écoulée depuis la chute du mur de Berlin a vu l'intensification d'une mondialisation économique dominée par les intérêts des sociétés privées, notamment la création d'une nouvelle structure supranationale, l'Organisation mondiale du commerce, venue compléter la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Cette évolution récente a renforcé la domination des capitaux multinationaux sur les peuples. Des restrictions croissantes ont été imposées, limitant la mobilité de la grande majorité des peuples du monde. Un sentiment d'opposition à l'immigration s'est développé et des lois draconiennes contre les immigrants, en situation illégale ou non, ont été votées, alors même que les grandes puissances occidentales demandent aux pays du Tiers Monde de s'ouvrir aux capitaux et aux services occidentaux. Les murs à l'intérieur de l'Union européenne se sont écroulés dans le cadre du même processus que celui qui a vu les murs la préservant de la plupart des peuples du Tiers Monde s'élever et devenir plus meurtriers
Cette dynamique est caractéristique de l'idée de liberté défendue par l'apartheid, une liberté exclusive réservée à une petite minorité. Les Afrikaners, fervents partisans de l'apartheid, comme Dominee Nel, les Américains d'origine européenne qui, sous couvert de la "Destinée Manifeste", ont revendiqué le droit divin d'occuper le continent nord-américain et de conquérir, enfermer ou tuer ceux qui leur faisaient obstacle (les Amérindiens et les Mexicains), et les positions du Sénateur Beveridge qui ont élargi l'application de ces idées au-delà des océans, sont tous des illustrations de l'école idéologique qui veut que la liberté soit divisible et basée sur l'exclusion. L'absence présumée d'une chose quelconque, comme l'aptitude, la civilisation, la modernité, le christianisme, le déficit intellectuel supposé dû à la taille des cerveaux ou des crânes (un argument également appliqué aux femmes au cours de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle), la possession ou l'excès de quelque chose (comme la mélanine), ou sa trop faible présence (comme la technologie), suffisent à justifier conquêtes, exploitation et même génocide. En d'autres termes, ce concept de liberté est basé sur une inégalité pour laquelle diverses sanctions terrestres ou divines ont été inventées. Il génère le choix, la prospérité et la mobilité pour quelques-uns, au prix de leur limitation ou de leur réduction pour d'autres, avec un semblant de justification logique et de morale. Nous pourrions appeler ceci la liberté selon l'école de l'apartheid. Une autre caractéristique de cette école que ces privilégiés avancent souvent est l'argument selon lequel cette prérogative de liberté par l'exclusion est en réalité pour le bénéfice de ceux qu'ils dominent, ils leur apportent la démocratie, la technologie, la modernité (souvent symbolisées d'une manière révélatrice non pas par la science ou la rationalité mais par McDonald et Coca-Cola) pour lesquels cette petite minorité a fait de grands sacrifices (« le fardeau de l'Homme Blanc », « l'aide extérieure », etc.).
La base de l'argumentation est aussi ancienne que l'esclavage lui-même, à travers cultures et civilisations. Aristote soutenait et justifiait logiquement l'esclavage. Tout comme Saint Augustin, qui a apporté la caution de la doctrine chrétienne aux prérogatives du maître esclavagiste de posséder, dominer et punir les esclaves. Dans son œuvre monumentale, De la Cité de Dieu contre les païens, une des œuvres philosophico-théologiques fondatrices du christianisme institutionnel, il soutint que l'esclave est puni de ses péchés antérieurs dans le cadre d'un projet divin. Il doit donc se soumettre au maître esclavagiste, le paterfamilias qui, participant au même projet, a le devoir d'infliger une punition à l'esclave durant son existence terrestre. Dieu s'occuperait de chacun équitablement, selon ses mérites (notamment l'obéissance), après sa mort.3 Cette doctrine est remarquablement similaire à celle qui a été (et est encore) utilisée à travers les cultures et les âges pour soumettre les femmes aux pères dans leur foyer. Une autre analogie peut être trouvée dans la soumission des Dalits en Inde, ceux qu'on appelle « Intouchables » dans la hiérarchie hindoue, relégués à l'échelon le plus bas de la vie économique et sociale par les castes supérieures.
Quelque soit le type d'apartheid, qu'il soit local ou mondial, l'argument central est l'affirmation d'un pouvoir par les privilégiés, sous prétexte de supériorité, dans le but global de préserver des avantages économiques inégaux, souvent accompagné d'une justification logique selon laquelle, après tout, tout ceci est fait pour le bien de ceux qui sont dominés. Un tel privilège ne peut être maintenu pendant longtemps sans la menace de la violence et son utilisation effective, l'intimidation et la peur qui créent l'exclusion en fonction de la race, la caste, la nationalité ou le sexe. Dans la mesure où les Etats-Unis président maintenant à la perpétuation d'un apartheid global, il est important d'examiner la spécificité du contexte historique des Etats-Unis. (Cela ne veut pas dire q'une autre puissance, au nom d'une autre religion ou idéologie, ferait mieux. Des nombreuses preuves passées et présentes montrent que tel ne serait pas le cas.)
La destinée manifeste
Ce fut à l'époque d'Andrew Jackson que la ferveur visant à l'appropriation des terres au nom de Dieu, du christianisme et de la civilisation, qui devait bientôt être connue sous le nom de « destinée manifeste », a atteint un paroxysme, apportant au nationalisme américain l'expression militariste et messianique plus étendue qui prévaut particulièrement actuellement. En fait, l'utilisation du terme « nation » pour décrire les Etats-Unis est devenu populaire parmi les nordistes au cours des beaux jours de la Destinée manifeste, comme un euphémisme pour l'expansion à l'Ouest des seuls Blancs au détriment des peuples autochtones. A la même époque le « fédéralisme » est devenu l'euphémisme pour désigner l'affirmation par les sudistes de leurs prérogatives de propriété des esclaves au détriment des Américains d'origine africaine. La démocratie jacksonienne a élargi le droit de vote aux hommes blancs sans tenir compte de leur fortune, mais le fit en empruntant des chemins couverts de larmes, de sang et de traités désavoués.
C'était une époque où les colons européens étaient terrorisés à l'idée de la violence des Amérindiens, tout comme les propriétaires d'esclaves sudistes, inquiets de la révolution haïtienne, étaient terrorisés par l'idée d'une révolte des esclaves. Et ces deux types de violence ont existé, avec parfois une terrible férocité vis-à-vis des innocents. La petite armée d'esclaves révoltés de Nat Turner, qui aspirait à la liberté, n'a pas seulement tué les hommes propriétaires d'esclaves mais aussi des femmes et des enfants, au cours de la nuit qu'ils avaient choisie pour le début de leur guerre d'indépendance. Les Américains autochtones ne se sont pas contentés de combattre des soldats au cours de vaillantes guerres de résistance à la conquête européenne, ils ont également de temps en temps fait subir de terribles actes de violence aux colons et à leurs familles.
Il ne s'agit pas ici de justifier une telle violence, mais plutôt d'affirmer une vérité historique en soulignant que celle-ci prenait ses racines et était une réponse à la violence et l'injustice de l'esclavage et du génocide, commencé et poursuivi par un système d'invasion et d'oppression qui niait le caractère humain des esclaves et des Amérindiens. Voici trois exemples de privation et de terreur vécues par les esclaves, tirés de la vie de celui qui est peut-être le contemporain afro-américain le plus connu de Nat Turner, Frederick Douglass :
1. A propos de ses parents :
Je n'ai vu ma mère, en tant que telle, que quatre ou cinq fois dans ma vie ; et à chaque fois ce fut pour un temps très court, et de nuit ; [...] La mort a bientôt mis fin au peu de temps que nous avons pu avoir ensemble lorsqu'elle était vivante, ainsi qu'à ses souffrances et aux rigueurs de sa vie. Elle est morte quand j'avais environ sept ans, dans l'une des fermes de mon maître, près de Lee's Mill [au Maryland]. On ne m'a pas autorisé à être présent pendant sa maladie, à sa mort ou à son enterrement. [...]
Nous ayant quitté si soudainement, elle m'a laissé sans la moindre indication sur celui qui était mon père. La rumeur voulant que mon maître ait été mon père, est peut-être vraie ou peut-être fausse ; qu'elle soit vraie ou fausse n'a que peu d'importance pour le propos qui est le mien. Le fait est, dans toute son odieuse clarté, que les propriétaires d'esclaves ont décrété et scellé dans la loi, que les enfants des femmes esclaves suivraient en toutes circonstances la condition de vie de leurs mères ; et il n'est que trop clair que ceci est fait pour répondre à leurs désirs sexuels et obtenir une gratification plaisante autant que rentable de leurs désirs pernicieux ; par cet arrangement astucieux en effet, le propriétaire d'esclaves, dans des cas qui ne sont pas rares, fait subir à ses esclaves la double relation du maître et du père.
2. A propos d'une tante :
Avant de commencer à fouetter Tante Hester, il l'emmena dans la cuisine et la dévêtit du cou jusqu'à la ceinture, lui laissant le cou, les épaules et le dos entièrement nus. Il lui dit ensuite de croiser les mains, en la traitant en même temps de « sale p... » Une fois les mains croisées, il les attacha avec une corde solide et l'amena à une chaise placée sous un grand crochet fixé à une poutre, installé dans ce but. Il la fit monter sur la chaise et attacha ses mains au crochet. Elle était maintenant debout, livrée à ses desseins diaboliques. Ses bras étaient complètement tendus si bien qu'elle se tenait sur la pointe des pieds. Il lui dit alors : « Et maintenant, sale p...., Je vais t'apprendre à désobéir à mes ordres ! » et après avoir retroussé ses manches, il commença à lui infliger les lourdes lanières de cuir et bientôt le sang rouge et chaud (au milieu des cris déchirants qu'elle poussait, et des horribles jurons qu'il proférait) se mit à goutter sur le sol. Je fus tellement terrifié et pétrifié d'horreur à cette scène, que je me cachai dans un placard, et n'osai pas en sortir longtemps encore après la fin de cette opération sanglante. [...]
3. A propos du travail :
J'ai vécu un an avec M. Covey. Au cours des six premiers mois de cette année-là, il n'y a guère eu de semaine où il ne m'ait fouetté. Il était rare que je n'aie le dos meurtri. Il prenait presque toujours excuse de ma maladresse pour me fouetter.[...]
...
La vie de M. Covey était consacrée à la programmation et à l'exécution des pires tromperies. Tout ce qu'il avait en guise d'instruction ou de religion, il l'adaptait à sa propension à la malhonnêteté. Il se sentait même à la hauteur pour tromper le Tout-Puissant. Il avait coutume de faire une courte prière le matin et une longue prière le soir et, aussi étrange que cela puisse paraître, peu d'hommes auraient pu paraître plus dévots que lui à ces moments-là. [...]
Si à un moment de ma vie plus qu'à un autre, on m'a fait boire jusqu'à la lie la potion amère de l'esclavage, c'est bien au cours des six premiers mois de mon séjour chez M. Covey. On nous faisait travailler par tous les temps. Il ne faisait jamais trop chaud ou trop froid ; la pluie, le vent, la grêle ou la neige n'étaient jamais assez rigoureux pour nous empêcher de travailler aux champs. Travailler, travailler, travailler, c'était à peine plus le programme pendant la journée que pendant la nuit. Les jours les plus longs étaient encore trop courts pour lui, tout comme les nuits les plus courtes étaient trop longues pour lui. J'étais quelque peu ingérable quand je suis arrivé là, mais quelques mois de cette discipline ont réussi à me mater. M. Covey a réussi à me briser. J'étais brisé dans mon corps, mon âme et mon esprit.
L'esclavage et le quasi-esclavage se sont poursuivis au vingtième siècle, dans l'Union soviétique de Staline, dans l'Allemagne d'Hitler et sous le capitalisme mondial, où il continue de sévir. Il pénètre dans l'économie mondiale de différentes façons, depuis la production de la soie jusqu'à l'industrie du sexe. Par exemple, un million d'enfants sont entraînés de force dans le commerce international du sexe chaque année ; beaucoup d'entre eux sont « achetés et vendus comme des meubles » à travers ce qui représente un marché global de plusieurs milliards de dollars.
Ces évocations issues du passé et du présent du capitalisme mondial se retrouvent dans les données cumulées sur la structure de l'économie et de la société en tant qu'apartheid mondial. Le Tableau 1 fait apparaître les indicateurs économiques et sociaux à une époque où l'apartheid en Afrique du Sud en était encore à son âge d'or, au milieu des années 1970.
Economie capitaliste |
Afrique du Sud |
||||||||
OCDE |
Tiers Monde |
Total |
Blancs |
Non-Blancs |
Total |
||||
Espérance de vie (en années) |
75 |
55 |
60 |
|
70 |
55 |
60 |
||
Mortalité infantile pour 1000 naissances |
15 |
110 |
85 |
20 |
120 |
100 |
|||
Mortalité maternelle pour 100 000 naissances vivantes |
10 |
600 |
450 |
|
ND |
ND |
ND |
||
Apports journaliers de calories alimentaires par personne |
3,100 |
2,100 |
2,400 |
|
ND |
ND |
2,600 |
||
*Les pays de l'OCDE comprennent l'Europe de l'Ouest, du Nord et du Sud (à l'exception de la Yougoslavie, de l'Albanie et de la Turquie), le Japon, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. On emploie souvent le terme d'« Occident » pour désigner ces pays. |
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Tous les chiffres sont approximatifs et arrondis. ND = non disponibles |
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Source: Repris de Arjun Makhijani, From Global Capitalism to Economic Justice, New York: Apex Press, réédition de 1996, page 33. |
Les données statiques pour une seule année ne font bien sûr pas apparaître la dynamique historique dans son ensemble. Il s'agit d'une entreprise de bien plus grande envergure dont les éléments prennent plus clairement forme, maintenant que le brouillard créé par la confrontation entre Etats-Unis et Union soviétique se dissipe. Par exemple, Mike Davis, dans son livre Late Victorian Holocaust (Génocides tropicaux), apporte de nombreux éléments de preuve sur la manière dont la conjonction entre l'impérialisme victorien et le climat ont entraîné une immense famine et des morts du Brésil à l'Inde et à la Chine. (Les photographies ci-dessous révèlent la gravité de la situation en Inde.) A la même époque, la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, l'approvisionnement alimentaire en Europe de l'Ouest et dans les prolongements de l'Europe, principalement en Amérique du Nord, s'améliorait. Les salaires et les conditions de vie s'amélioraient pour les travailleurs de l'Ouest alors que ceux des travailleurs des colonies, de l'Inde par exemple, se détérioraient. Ces denrées alimentaires provenaient de territoires vers lesquels l'Europe exportait ses populations en surnombre, de colonies telles que l'Inde et, dans le cas de l'Allemagne, d'une Russie qui traversait une grave crise d'endettement et dont le Tsar vendait de la nourriture pour acheter des armes, pour des aventures impériales et pour le luxe d'une toute petite élite.
Dans de telles conditions, la population de l'Europe de l'Ouest et de ses prolongements augmenta rapidement, dans un premier temps sans augmentation simultanée des salaires. (Voir la Figure 1 page ci-dessous) Après la Révolution française et l'invention de la machine à vapeur, impérialisme et technologie se sont combinés pour permettre une exportation massive de la pauvreté et une réorganisation historique de la main d'œuvre à l'échelle mondiale pour intégrer le commerce des matières premières en vrac. A partir de la moitié du dix-neuvième siècle, il y a eu une destruction systématique des économies locales du Tiers-monde et leur réorientation pour servir les besoins de l'Occident, un phénomène qui se poursuit à ce jour.
La seule interruption partielle de cette tendance est intervenue avec l'essor des revendications d'indépendance dans le Tiers-monde, qui se sont exprimées par diverses méthodes, depuis les révolutions violentes jusqu'à la non-violence gandhienne. C'est à cette époque que la population du Tiers-monde s'est mise à s'accroître comme celle de l'Europe à partir de 1500. Quand les évolutions démographiques sont examinées à la lumière du développement du capitalisme, plutôt que mises globalement dans la même catégorie, comme beaucoup d'écologistes sont enclins à le faire, l'image qui émerge est bien différente. L'important essor démographique en Occident et dans les territoires qu'il a occupés entre 1500 et 1900 a été accompagné du développement de la technologie et d'une culture de consommation illimitée pour chacun, se basant essentiellement sur l'idée d'une consommation illimitée des rois et pharaons de l'antiquité. Dans la période qui s'étend de l'avènement de l'impérialisme, vers 1500, à l'émergence des luttes de libération (au début du dix-neuvième siècle), la population de l'Occident a augmenté environ deux fois plus que celle de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique. (Voir la Figure 1.) Cette croissance s'est accompagnée d'un système économique destructeur pour les écosystèmes, qui se trouve au cœur de l'orientation écologiquement désastreuse et non soutenable dans laquelle le monde est engagé aujourd'hui. En d'autres termes, le lien entre population et environnement doit être replacé dans le contexte historique technique et économique de l'impérialisme et des mouvements d'indépendance.
Les figures 1 à 3 font apparaître les indices démographiques historiques, les importations de céréales au Royaume-Uni., et des comparaisons de salaires - des aspects essentiels du développement de l'apartheid mondial. Du quinzième siècle à la fin du dix-neuvième siècle, la mobilité de masse était le fait soit d'Européens, quand, par exemple ils ont émigré vers l'Ouest, soit résultait de leur intervention, comme l'illustrent le commerce des esclaves et le transport de travailleurs liés par contrat. La montée en puissance des mouvements indépendantistes, une culture mondiale plus intégrée au niveau des élites et la croissance des salaires en Occident, qui ont donné naissance à des impératifs d'importation de main-d'œuvre à bon marché, ont entraîné des déplacements de population du Tiers monde vers l'Occident. Lorsque le nombre de ces immigrants a commencé à augmenter, le contrôle de la mobilité des pauvres s'est développée de la même façon, jusqu'à ce que le système moderne des passeports et des visas, et des restrictions sur la mobilité des pauvres se soit développé en un vaste système de bureaucraties militarisées, faisant respecter les frontières d'une manière qui n'est pas très différente de celle des propriétaires d'esclaves utilisant la puissance étatique pour capturer les fugitifs.
Abolir les frontières
Maria Jimenez, membre du conseil d'administration du Réseau national pour les droits des immigrants et réfugiés (National Network for Immigrant and Refugee Rights), a souligné le rôle des frontières nationales dans l'économie mondiale d'une façon qui évoque les restrictions policières imposées aux esclaves. Les observations qui suivent sont extraites d'un texte non publié qu'elle m'a communiqué :
L'édification de frontières pour la main d'œuvre internationale rend difficile l'abandon par un grand nombre de travailleurs de zones considérées comme « favorables » à la mise en place et à l'agrandissement d'unités de production provisoires comme des usines d'assemblage. [...] Le maintien de dispositifs réglementaires qui garantissent le contrôle et l'inégalité de la mobilité est essentiel à cette stratégie de profits élevés et de bas salaires. Pour cette raison, l'utilisation de la force armée, de structures policières frontalières, y compris de l'armée, et d'une violence institutionnelle constituent un aspect nécessaire de la structure de l'économie mondiale destiné à faire respecter les politiques d'immigration et de contrôle des frontières. En fait, le développement économique mondial, l'intégration militaire et la dénégation des droits des populations déplacées, au niveau national ou international, se conjuguent pour reproduire ce qui est, de facto, un système d'esclavage pour secteurs économiquement et socialement marginalisés, particulièrement en ce qui concerne l'immigration internationale.
Les frontières staliniennes ne sont donc pas les seules à avoir été conçues pour réprimer les gens en les gardant à l'intérieur de celles-ci. Les frontières de l'apartheid mondial, conçues pour maintenir les pauvres à l'extérieur des zones où la richesse du monde a été accumulée, servent également à maintenir les gens dans les zones à bas salaires dans lesquelles le capitalisme mondial les a enfermés. Cette réalité est particulièrement frappante le long de la frontière des Etats-Unis avec le Mexique. Pour maintenir ces frontières visant à l'exclusion et l'enfermement, la coopération des élites politiques et financières, au-delà des frontières des Etats, est essentielle, bien que certaines tensions internes aux élites en résultent, comme par exemple entre les gouvernements du Mexique et des Etats-Unis. Dans ces régions, les Etats-Unis et d'autres pays occidentaux qui ont glorifié les démocraties chez elles, ont de manière routinière et systématique soutenu des régimes satellites qui peuvent se comparer aux plus sanguinaires de l'histoire de l'humanité.
Aujourd'hui, les Etats-Unis se servent des frontières comme d'un outil dans la « Guerre contre le terrorisme ». Mais, intentionnellement ou non, la manière dont le gouvernement américain a mené cette guerre correspond à l'idéologie de la Destinée manifeste. Le fait que les terroristes qui ont commis les tueries du 11 septembre 2001 avaient un statut de visiteurs aux Etats-Unis sous divers prétextes fallacieux, a été utilisé pour créer une guerre perpétuelle et une énorme bureaucratie de « sécurité intérieure ». Ceci a contribué à frapper sans distinction du même opprobre les personnes nées à l'étranger, notamment les étudiants, les immigrants, les Arabes (de toutes confessions), et les musulmans. Il s'agit là d'une approche dangereuse qui, au moins implicitement, ne parvient pas à reconnaître qu'un terroriste américain d'origine européenne et qui a grandi au pays, Timothy McVeigh, faisant montre d'une idéologie et d'un racisme partagé par beaucoup de gens aux Etats-Unis et en Europe, peut avoir un grand nombre de points communs avec les terroristes nés à l'étranger. Au contraire, les terroristes américains d'origine européenne et chrétienne deviennent des exceptions, des individus égarés, comme McVeigh ou les enfants qui ont massacré leurs camarades de classe du lycée de Columbine au Colorado, et n'ont plus rien à voir avec la grande majorité. En revanche, le recours à des stéréotypes sert de base aux coups de filet d'espionnage, d'arrestations, d'emprisonnement sans chefs d'inculpation, de déportation et autres violations des droits humains de personnes, particulièrement de Musulmans et d'Arabes, qui sont en train de devenir le symbole de la Guerre contre le terrorisme.
Cette approche est dangereuse pour les libertés et elle est contre-productive. Elle néglige ou sous-estime des facteurs qui sont fondamentaux dans la réduction des risques terroristes et le développement et la diffusion des libertés, notamment pour les raisons suivantes :
La nature contre-productive de la Guerre contre le terrorisme est clairement visible après deux guerres et plus d'un an et demi. Oussama ben Laden et plusieurs des chefs de son organisation sont encore en liberté. Le(s) auteur(s) des attaques à l'anthrax en 2001 aux Etats-Unis n'est toujours pas sous les verrous. Les gouvernements de deux des quatre provinces du Pakistan sont maintenant sous le contrôle ou sous une forte influence des fondamentalistes islamiques, une première dans l'histoire du Pakistan.
L'urgence de la recherche d'Oussama ben Laden et de l'homme à l'anthrax a diminué. Elle passe maintenant après la guerre en Irak. Une vue d'ensemble sereine pourrait conclure que de nombreux, voire la plupart des aspects hautement prioritaires de la Guerre contre le terrorisme n'ont plus grande signification en tant qu'entreprise anti-terroriste. Mais ils correspondent beaucoup mieux à la visée impérialiste de créer une vaste présence militaire pour contrôler, entre autres choses, les plus importantes ressources pétrolières et gazières de la planète (voir l'article, l'Impérialisme monétaire des Etats-Unis et la guerre en Irak ).
Il y a quelques exceptions dans ces restrictions à la mobilité. Dans une certaine mesure, la migration des élites est la bienvenue en Occident, spécialement quand il s'agit de jeunes hautement qualifiés qui viennent combler les déficits de main d'œuvre (bien que, témoignant de valeurs familiales capitalistes, leurs familles sont accueillies plus difficilement). Le coût de leur formation constitue une importante source d'aide internationale non comptabilisée, du Tiers-monde vers l'Occident. Il y a également les travailleurs qui viennent occuper les emplois à bas salaires dont personne ne veut. On les laisse également entrer, mais avec moins d'enthousiasme. La concentration des ressources de la planète en Occident, l'indépendance du Tiers-monde et l'essor des moyens de mobilité amènent un nombre considérable de personnes à vouloir aller où les ressources financières et les opportunités sont concentrées sur cette planète.
Ces caractéristiques parmi d'autres de l'économie mondiale, qui permettent le mieux de distinguer les migrations modernes et les frontières modernes de l'esclavage, ne changent rien au rôle essentiellement violent des frontières qui approfondissent le fossé qui sépare les zones à bas salaires des zones à haut salaire, de façon à ce que les capitaux puissent franchir les frontières pour les exploiter à des salaires maintenus bien au-dessous de la productivité de la main-d'œuvre relative aux pays capitalistes. Le mariage de la puissance armée de l'Etat avec la puissance financière des entreprises dans un contexte de libre circulation des capitaux et des marchandises et de restriction de la circulation des travailleurs est antithétique avec l'égalité entre les hommes et la liberté. Il entraîne aussi le monde dans la direction opposée à celle qui est nécessaire à la réalisation d'un système de gouvernance, du local au mondial, qui garantira que les normes morales attendues des individus, par exemple sous forme de respect de la vie de ses voisins et des générations futures, s'appliquent également aux institutions humaines, particulièrement aux plus puissantes d'entre elles, les gouvernements et les entreprises.
La fondation juridique à cette fin a déjà été en grande partie créée, au moins en théorie, par la reconnaissance que tous les êtres humains ont une égalité de droits. Ceci a vu le jour au cours des deux siècles et demi qui viennent de s'écouler, grâce aux luttes de gens ordinaires dans le monde entier pour la liberté et l'égalité et contre l'esclavage, le colonialisme, la domination masculine et la surexploitation économique. La plupart de ces instruments juridiques remontent à la deuxième moitié du vingtième siècle, quand les mouvements de libération en Asie et en Afrique ont remporté un certain succès et que l'impérialisme en tant qu'idéologie est tombé en discrédit. Mais, comme le souligne Maria Jimenez, aucune de ces déclarations, en particulier la Déclaration universelle des droits de l'Homme, n'affirme le droit à une mobilité mondiale pour les populations du monde.
En ce qui concerne le droit humain de mobilité, il convient de souligner que les peuples indigènes de cette partie [occidentale] du monde ont joui de ce droit et l'ont exercé avant la conquête européenne. Il existe d'autres exemples : le déplacement d'un grand nombre de gens vers la Mecque a assuré un brassage des idées qui a conduit à des avancées technologiques. Même le déplacement le plus massif de l'histoire, celui des Européens vers les Amériques, a conduit à un avancement dans la technologie et même dans les fondements des concepts modernes de démocratie et de liberté.
Ce sont les restrictions à la mobilité à travers l'utilisation de la force qui sont inhérentes à la soumission, au contrôle et à l'intégration des populations dans des stratégies d'exploitation économiques des forces productrices. C'est l'utilisation de la force militaire qui a obligé les populations autochtones d'Amérique du Nord a être enfermée dans des réserves, et celle d'Amérique latine dans des encomiendas. C'est l'utilisation de la force militaire qui a conduit à l'esclavage des populations africaines qui a permis la croissance économique des élites conquérantes. L'utilisation de la force militaire donne une indication tacite du degré de priorité accordé par les élites à leur quête de domination et de richesse.4
Cette absence de fondement juridique pour le droit de mobilité à travers les frontières a d'importantes conséquences pour la majorité des populations du monde. Par exemple, l'Article 23 de la Déclaration universelle parle de droits des travailleurs tels que « à travail égal, salaire égal. » Mais, alors que le droit de gagner un salaire égal pour le même travail est maintenant reconnu dans de nombreux pays, au moins en théorie, les inégalités de salaires d'un pays à l'autre sont toujours permises légalement, voire même souvent favorisées et vantées bien haut comme un « avantage comparatif ».5
On peut prendre le droit d'asile comme autre exemple. Il constituait la seule solution réelle pour échapper à l'oppression d'être obligé de rester enfermé dans des frontières. Mais ce droit a connu une considérable érosion, depuis que son utilité idéologique anticommuniste vis-à-vis du capitalisme a pratiquement disparu. En l'absence de droit mondial de mobilité, la reconnaissance par la Déclaration du droit des populations de quitter leurs pays ou de trouver asile est devenue, pour ceux qui sont opprimés dans le capitalisme mondial, l'équivalent de la loi fictive qui interdit aux riches comme aux pauvres de dormir sous les ponts.
Richard Falk a excellemment présenté l'aspect légal du droit de mobilité mondiale dans son livre Predatory Globalization. La communauté mondiale, y compris ses gouvernements, a considéré l'apartheid en Afrique du Sud comme un crime contre l'humanité. Il y a eu un traité international qui codifiait ce crime et en détaillait les particularismes. On peut alors se demander pourquoi ne pas aborder de la même manière l'apartheid mondial ? Si l'assistance à l'apartheid en Afrique du Sud, bien que légale dans le cadre de la loi sud-africaine, était considérée comme un crime au regard de la loi internationale, pourquoi les lois nationales qui enferment les pauvres dans l'équivalent des « bantoustans » créés par l'apartheid devraient-elles être considérées différemment ? Après tout, comme le souligne Falk, l'article 28 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme donne à toute personne au monde le droit « à un ordre social et international dans lequel les droits et libertés énoncés dans la Déclaration peuvent être complètement exercés. » Vue de cette façon, l'exigence d'un droit de mobilité, au niveau mondial, dans un système d'apartheid mondial est une demande visant à mettre fin à la ségrégation mondiale - il représente fondamentalement l'équivalent mondial de l'arrêt de la ségrégation établie par la violence en Afrique du Sud et aux Etats-Unis qui était encore en place il n'y a pas si longtemps.
Mais par quel processus concret ce droit peut-il être obtenu ? Il est clair que cela ne se fera pas en un jour. Je pense qu'il ne peut être réalisé séparément des autres aspects de la lutte pour la paix et la justice - les luttes pour le désarmement nucléaire, pour des emplois décents, pour la protection de la planète vis-à-vis de l'accroissement des émissions de gaz à effet de serre, pour l'égalité des femmes dans toutes les sociétés. Mais ce ne droit ne pourra en tout cas jamais être obtenu s'il n'est jamais formulé.
La formulation de la demande ne résout bien sûr pas le problème du processus pour parvenir à sa résolution. Lorsque l'on examine les résultats des trois grandes luttes non violentes du vingtième siècle - en Inde, en Afrique du Sud, et dans le mouvement pour les droits civils aux Etats-Unis - le problème crucial de l'application des principes gandhiens devient évident. Même si l'amour est nécessaire à la liberté et à l'égalité universelles, il n'est pas suffisant. L'élément de preuve le plus important et le plus têtu est celui-ci : L'amour des mères n'a pas été suffisant pour empêcher les hommes dans leur ensemble et en tant qu'individus de devenir oppresseurs des femmes.6
Ou bien, examinons la sphère politique. Par exemple, l'amour dont Gandhi se faisait l'avocat et qu'il manifestait par rapport aux Britanniques n'a pas été suffisant pour empêcher la politique du « diviser pour régner » menée par les Britanniques ; il a encore moins été capable de persuader les dirigeants britanniques d'abattre les murs qui continuent de maintenir à l'extérieur de la Grande-Bretagne les descendants des populations appauvries par l'impérialisme britannique. Au contraire, ces murs sont maintenant plus hauts et plus militarisés. Ce résultat était peut-être prévisible à travers le commentaire de Churchill sur Gandhi en 1931, à un moment où Gandhi essayait de convaincre les Indiens d'aimer le peuple de la puissance occupante tout en essayant d'obtenir la liberté des institutions impériales :
La façon dont l'exercice d'une non-violence plus opiniâtre, aimante et efficace peut créer un processus par lequel ceux qui sont puissamment armés vont abandonner leurs instruments de terreur et le système d'exploitation économique au service duquel cette terreur officielle est exercée, constitue un problème non résolu de la lutte pour la démocratie mondiale.
Les prémisses de la solution peuvent, je crois, être trouvés dans la main tendue de Martin Luther King au peuple du Vietnam et au monde pendant la dernière année de sa vie. Le 4 avril 1967, il a uni son leadership historique dans la lutte pour les droits civils aux Etats-Unis avec la lutte s'opposant à la guerre des Etats-Unis contre le Vietnam (connue sous le nom de Guerre du Vietnam aux Etats-Unis et de Guerre américaine au Vietnam). Il a également dit qu'il « était de plus en plus amené à voir dans la guerre un ennemi des pauvres et à l'attaquer en tant que telle » parce la machine militaire constituait une énorme ponction de ressources en contradiction directe avec les besoins humains dans le pays. Et il a également déclaré sa solidarité avec le peuple du Vietnam.
Un an plus tard, dans un texte qui a été publié de façon posthume, il a proclamé sa solidarité avec les peuples du monde et a appelé à une « révolution des valeurs américaines. » Dans celui-ci, il procède à une mise en accusation du militarisme qui sonne particulièrement juste en nos temps de Guerre au terrorisme :
Il y a des millions de familles dont les racines se trouvent dans plus d'un pays et plus d'un continent. Beaucoup d'entre elles comblent le fossé de l'apartheid mondial, notamment la plus grande frontière physique de cette structure, la frontière américano-mexicaine. Pour certains, c'est une source de peur. Pour la lutte contre l'apartheid mondial et pour la démocratie mondiale, c'est une source d'espoir. Un mouvement mondial des femmes, un mouvement mondial pour l'environnement, et un mouvement contre une mondialisation dominée par les compagnies privées se rejoignent pour combattre le fossé de l'apartheid mondial. Les travailleurs et les petits exploitants agricoles s'organisent par-delà les frontières. De grands syndicats ouvriers américains ont abandonné, ou sont en train d'abandonner, les positions anti-immigration qu'ils défendaient il n'y a pas si longtemps. Malgré l'hostilité du gouvernement américain au protocole de Kyoto visant à réduire les émissions de dioxyde de carbone, la Californie a adopté des normes qui conduiront à infléchir les émissions de dioxyde de carbone. En novembre 2001, la population de San Francisco a voté en faveur d'une initiative populaire qui autorise « la ville à émettre 100 millions de dollars en obligations à revenu variable pour des systèmes d'énergie renouvelable, notamment l'éolien et le solaire » dans une logique qui n'est pas seulement perçue comme une mesure de protection de l'environnement mais comme un vote contre la menace des guerres du pétrole.
L'Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l'Uruguay ont accepté d'augmenter de façon importante les droits de mobilité de tous leurs citoyens, sans pour cela édifier d'autres barrières contre la mobilité des autres, complètement à l'opposé des murs anti-immigration de l'apartheid mondial qui se sont élevés en Europe au cours de son processus d'intégration interne. De telles luttes et activités portent en germe la délégitimisation de l'apartheid mondial, tout comme les mains tendues par-delà les frontières ont fait passer la vision de l'apartheid sud-africain d'un don de Dieu à un système social et économique inacceptable même pour la plupart des Blancs sud-africains (mais toutefois aucunement par la totalité d'entre eux).
Mais pourtant, malgré ces indications d'une orientation, la structure concrète de la lutte pour réussir à faire basculer de façon fondamentale l'équation du pouvoir afin d'ouvrir une voie à l'élimination de l'apartheid mondial, demande encore à être clarifiée. La Cour criminelle internationale, et le principe de l'état de droit basé sur la justice, la liberté et l'égalité peuvent constituer un des moteurs de cette lutte. Le 11 avril 2002, le traité établissant la Cour criminelle internationale a obtenu le nombre minimum de ratifications pour entrer en vigueur. Alors que le gouvernement américain est en train de mépriser le meilleur de ses traditions et de saper le traité, la seule existence de ce dernier et le fait qu'il reconnaisse les crimes de guerre contre les femmes comme des crimes contre l'humanité, constitue un immense triomphe pour la liberté et l'égalité. Pour la première fois, il existe un instrument de droit international basé sur l'idée que tous, depuis la plus pauvre paysanne jusqu'au chef d'Etat le plus puissant, sont égaux devant la loi. Si cette cour devait vraiment devenir universelle dans son champ de compétence, sans les « si » et les « oui mais », elle pourrait représenter une étape importante dans la création d'un système juridique qui concrétiserait l'idée jeffersonienne d'un « seul code de moralité pour les hommes qu'ils agissent seuls ou collectivement. » Ceci apporterait au moins un fondement universel à sa déclaration cruciale et vibrante : « tous les hommes sont créés égaux » et l'étendrait, réellement, aux gens des deux sexes, dans le monde entier.
Cet idéal balbutiant avait déjà des problèmes du temps de Jefferson, comme le sort de Tom Paine pourrait l'illustrer. Tom Paine, l'immigrant qui avait écrit Common Sense et inspiré la Déclaration d'indépendance, et qui enrageait contre le commerce des esclaves en 1775, est mort en 1809 presque seul. Six personnes ont assisté à ses funérailles, dont deux Noirs américains, une Française et son fils. Elle était là, a-t-elle dit, par gratitude pour les contributions de Paine à la liberté en France ; son fils avait été témoin de son service pour la liberté aux Etats-Unis. La lutte pour une liberté universelle qui reconnaîtrait à égalité l'humanité de (tout un) chacun n'est certainement pas parvenue à ses fins.
« D'une main nous devons résister au passé, de l'autre nous devons créer la nouveauté » Cette « politique des deux mains » constituait un élément central de la vision de Gandhi de la lutte pour l'indépendance de l'Inde. Il y avait une lutte contre la domination britannique et pour la réalisation de la liberté de chaque individu à l'intérieur de celle-ci. En fait, il utilisait un seul mot pour les deux, swaraj, c'est-à-dire « autogestion ». Il a appelé à rejeter les importations de textiles, imposées de force à l'Inde pendant l'ère victorienne, qui avaient détruit les emplois par millions et avaient contribué aux famines et à l'oppression des femmes, en même temps, il appelait à filature et au tissage des vêtements. Dans cet esprit, la résistance aux frontières de l'apartheid global, aux dictats du Fonds monétaire international, ou au terrorisme et à la guerre impérialiste, doit aussi être accompagné par des propositions et des actions positives à tous les niveaux, localement et globalement. La lutte consiste à créer un nouveau monde dans lequel l'humanité de tous les êtres humains est affirmée, non seulement comme une théorie ou un noble sentiment, mais en pratique au niveau mondial, par exemple en soutenant un système monétaire équitable et la Cour criminelle internationale, et localement en cultivant des potagers en ville et en produisant localement de l'énergie pour résister à l'empire du pétrole. De telles actions pourraient peut-être représenter l'équivalent actuel de la confection des habits prônée par Gandhi. |
(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 11, no. 3, a été publiée en juin 2003.)
Mise en place décembre 2003
1 A partir de la préface à la seconde édition de l'ouvrage d'Arjun Makhijani, Manifesto for Global Democracy: Two Essays on Imperialism and the Struggle for Freedom (New York: Apex Press, seconde "edition, 2003, à paraître). On trouvera les références pour cet article dans les notes jointes à la préface. 2 Pour des données actualisées, consultez le site internet de Corp Watch, www.corpwatch.org.3 Saint Augustin, Concerning the City of God Against the Pagans. Traduit en anglais par Henry Bettenson en 1972 ; réimprimé avec une nouvelle introduction de John O'Meara (Londres, Penguin, 1984), pp. 874-876.4 Maria Jimenez, communication personnelle par e-mail, décembre 2002.5 La théorie de David Ricardo sur l'avantage comparatif, âgée maintenant de près de deux cents ans, s'appuie sur des simplifications tellement radicales et présente tant d'omissions essentielles, qu'elle a encore moins de correspondances avec le monde réel que le discours largement mythologique de Milton Friedman sur le capitalisme et la liberté. Une critique de cette théorie dépasse le cadre de cet article.6 Je dois cette approche à Annie Makhijani. Au cours d'une conversation en 1986, elle m'a dit que la compréhension de la dynamique de ce problème - comment des hommes, aimés de leurs mères, peuvent-ils devenirs les oppresseurs des femmes - constitue une clé pour comprendre comment créer une société dans laquelle ce ne serait plus une tragédie d'être enceinte.7 Voir le site internet des Brigades internationales de la paix : http://www.peacebrigades.org/8 Pour une information sur cette « armée de la paix », conceptualisée au cours de la Conférence de 1999 à La Haye pour un appel à la paix, voir http://www.nonviolentpeaceforce.org/. |