Par Arjun Makhijani1
L’ancien président soviétique Mikhail Gorbatchev est à juste titre célèbre pour avoir inauguré la demokratizatsiya et la glasnost en Union soviétique au milieu des années 1980. Son soutien indéfectible à la non-violence a donné aux peuples d’Europe de l’Est et d’Union soviétique la chance de bénéficier d’un discours ouvert sur le gouvernement, la confiance, la démocratie et la liberté. Le président Gorbatchev, en partenariat avec les présidents Ronald Reagan et George H.W. Bush, a partout fait naître l’espoir que le monde avait la chance de pourvoir se débarrasser des armes nucléaires. Mais cet article vise à explorer les aspects moins connus de Mikhail Gorbatchev. Ses actions ont également créé les conditions nécessaires à une démocratie et une glasnost sur les questions relatives aux armes nucléaires particulières aux Etats-Unis avec, pour conséquence, la fermeture de la plupart des grandes installations nucléaires militaires américaines à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Gorbatchev a non seulement réveillé les espoirs de la population de son pays mais son travail a aussi dissipé la peur de la population des Etats-Unis, laquelle a pu porter un regard neuf sur son establishment nucléaire militaire. L’influence de Gorbatchev Tout a commencé avec le voyage effectué par Gorbatchev en Grande-Bretagne en décembre 1984, avant qu’il ne devienne Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique. Il a immédiatement été reconnu comme un futur dirigeant potentiel de l’Union soviétique. Avec sa femme, Raïssa, M. Gorbatchev a séduit le Premier ministre Margaret Thatcher, connue comme la « Dame de fer » de la scène politique britannique. Elle déclara à l’époque qu’il était un homme avec qui elle « pourrait faire affaire. » Une fois devenu Secrétaire général, M. Gorbatchev a abordé la question de la réduction des risques nucléaires et de l’élimination de la menace d’une guerre nucléaire. Il a abandonné le langage de l’affrontement au profit de celui de la coopération. Si Margaret Thatcher pouvait faire affaire avec lui, le président Reagan le pourrait aussi. Le voyage de Gorbatchev au Royaume-Uni a alors permis au peuple américain de « faire affaire » avec son propre gouvernement, d’une façon que personne n’avait prévue. Au lieu de garder les yeux rivés sur l’Union soviétique dans un sentiment de peur, de plus en plus de gens ont commencé à s’intéresser de plus près à la contamination nucléaire près de chez eux. Certains, plus courageux, l’avaient déjà fait avant, tout comme d’autres en Union soviétique. Mais l’establishment nucléaire militaire américain avait généralement réussi à les réduire au silence, à faire rejeter les poursuites juridiques par les tribunaux, et à justifier ses propres activités par une rhétorique de sécurité nationale et de propagande sur la menace soviétique. À la suite de la visite de Gorbatchev en Grande-Bretagne et pendant le reste des années 1980, de plus en plus de gens aux Etats-Unis ont commencé à se poser des questions sur la pollution de l’eau et de l’air, les déchets radioactifs et les risques pour la sûreté nucléaire posés par le vieillissement des installations nucléaires militaires. Auparavant, les inquiétudes du public avaient rapidement été dissipées. Mais, cette fois, les médias locaux et nationaux, les représentants de la loi, les législateurs, les commissions parlementaires et même le Bureau fédéral d’enquêtes (FBI) ont commencé à accorder plus bien plus d’attention qu’auparavant aux questions environnementales relatives à la production des armes nucléaires. Il était certainement impensable pendant la Guerre froide que le FBI puisse perquisitionner une usine nucléaire militaire, à la recherche d’éléments de preuve sur des crimes contre l’environnement. La chose aurait été dénoncée comme un complot communiste au sein du gouvernement américain. Par exemple, en 1954, quand le « Lucky Dragon », un navire de pêche japonais, a été gravement contaminé par les retombées de l’essai d’une bombe thermonucléaire américaine à Bikini, le président d’alors de la Commission de l'Energie Atomique (AEC) avait menti, en déclarant qu’il s’agissait d’un bateau espion des Rouges à l’intérieur de la zone d’essais interdite. Mais cette fois, du fait du refus par Gorbatchev de l’utilisation de la violence pour anéantir les espoirs des peuples d’Europe de l’Est, du Traité sur la limitation des Forces nucléaires de portée intermédiaire (FNI) visant à réduire à zéro ces forces dans les deux camps, et de la relation chaleureuse entretenue par les présidents Gorbatchev et Reagan, le résultat a été radicalement différent. En 1987, lors de la signature du traité FNI, au moment où le Premier ministre soviétique Nicolaï Ryjkov déclarait : « je pense vraiment que l’hiver de la méfiance est terminé», c’est bien plus que la peur de l’Union soviétique qui s’était dissipée. Les gens découvraient chaque jour le tort que leur propre gouvernement - sous couvert de secret, à l’aide de données scientifiques erronées, et dans le climat de peur paralysante de la Guerre froide – leur avait fait, à eux et à leurs enfants. Une histoire de l’Ohio Prenons une usine nucléaire militaire dans le sud-ouest de l’Ohio, à 25 km environ à l’ouest de Cincinnati. Elle a produit un demi million de tonnes d’uranium métallique, essentiellement à destination des réacteurs au plutonium américains de Hanford et de Caroline du Sud. En décembre 1984, Lisa Crawford, qui vivait près de l’usine, a entendu dire que certains puits de la région étaient contaminés par de l’uranium. Jusque-là, elle, ainsi que la plupart des gens, ne se doutaient pas qu’ils vivaient près d’une usine nucléaire militaire. Cette installation était appelée Feed Materials Production Center, et comportait un château d’eau, peint d’un motif en damier rouge et blanc, qui ressemblait au logo de Purina, la fameuse marque de nourriture pour animaux domestiques. Avec les vaches qui paissaient aux alentours, beaucoup de gens pensaient qu’il s’agissait d’une usine de nourriture pour animaux domestiques. D’autres pensaient qu’elle produisait de la peinture, parce qu’elle était gérée par une filiale de National Lead Industries, un fabricant de peinture bien connu à l’époque. Très peu de personnes savaient qu’il s’agissait d’une usine nucléaire militaire. Elle était communément connue sous le nom d’usine de Fernald. En janvier 1985, une tempête de protestations s’est élevée dans cette tranquille contrée de l’Ohio, connue pour ses opinions conservatrices et anticommunistes. Les gens voulaient savoir quels puits étaient contaminés. Tom Luken, le représentant de la région au Congrès américain à l’époque, organisa alors une réunion sur place. Des centaines de personnes se déplacèrent. Lisa découvrit que son puits faisait partie de ceux qui étaient pollués. Elle avait un jeune fils. Elle préparait à manger et remplissait sa piscine avec l’eau issue du puits. L’annonce de cette nouvelle la perturba profondément. Comme d’habitude, l’establishment nucléaire militaire américain déclara que l’eau ne posait aucun danger, et qu’il n’y avait donc aucune raison de s’inquiéter. Mais, à la différence de ce qui s’était passé dans les années 1950, 60 ou 70, quand la plupart des gens croyaient à de tels propos, Lisa et ses voisins n’ont pas été convaincus. Elle avait peur que son enfant puisse avoir le cancer. (Heureusement, il est en bonne santé.) Elle prit trois mesures. D’abord, son mari et elle-même décidèrent de ne plus avoir d’enfants, une décision difficile et tragique à prendre. Ensuite, elle se acheta de l’eau en bouteille. Finalement, fin janvier 1985, elle déposa une plainte, au nom de sa famille et de 14 000 personnes vivant dans la région, contre la société qui gérait l’usine de Fernald pour le compte du gouvernement. Ils ont fait valoir que la société, National Lead of Ohio, avait fait preuve de négligence, mis leur santé en danger et causé des dégâts à leurs biens. Le gouvernement américain s’est défendu devant le tribunal et a payé la totalité des frais. Il y avait déjà eu antérieurement des actions juridiques sur des problèmes liés au nucléaire militaire. En fait, le général Groves à la tête du Manhattan Project pendant la Deuxième Guerre mondiale les redoutait dès avril 1945. Par exemple, dans les années 1950, des bergers avaient porté plainte contre le gouvernement, affirmant que des milliers de moutons étaient morts à la suite des retombées radioactives. Mais quand des représentants de la Commission de l'énergie atomique (AEC) mentirent à la cour, en affirmant qu’il ne s’agissait pas de retombées la plainte fut rejetée. Quand, en 1980, le juge découvrit ce mensonge il écrivit que le gouvernement avait fait usage de « tromperie » et de « déloyauté » dans sa présentation des éléments de l’affaire. Il revint sur sa décision pour se prononcer cette fois en faveur des bergers. Mais le gouvernement américain fit appel et l‘emporta. L’action intentée par Lisa a réussi là où les autres avaient échoué. Entre 1985 et 1989, l’usine de Fernald a fait beaucoup parler d’elle dans la presse, à la fois au niveau local et national. Lisa est devenue une personnalité connue en Ohio et ailleurs dans le pays Dans le cadre du procès, l’Institute for Energy and Environmental Research a été sélectionné pour effectuer une expertise des rejets radioactifs issus de l’usine. En 1989, Bernd Franke et moi-même avons publié la première évaluation indépendante des rejets de radioactivité d’une installation nucléaire militaire. Nous sommes arrivés à la conclusion que l’establishment nucléaire militaire avait réalisé un travail scientifique de piètre qualité, avait introduit des données frauduleuses dans les documents officiels, avait fait preuve de négligence dans l’exploitation de l’usine, et avait violé ses propres règles en matière de radioprotection. Nous avons également conclu que les estimations officielles sur les rejets d’uranium de l’usine étaient bien plus élevées que celles fournies au public par le gouvernement et ses fournisseurs. Nous avons estimé que les rejets d’uranium avaient probablement dépassé 300 000 kilogrammes depuis les années 1950, à comparer aux estimations gouvernementales de 135 000 kilogrammes en 1987, réévaluées à 179 000 kilogrammes en 1989. En avril 2004, j’ai demandé à Lisa si le fait que Gorbatchev soit devenu Secrétaire général, puis président de l’Union soviétique, avait joué un rôle dans sa réflexion. Elle m’a répondu qu’il ne s’agissait pas d’une influence directe. Cela avait influencé, a-t-elle ajouté, sa vision des critiques du gouvernement américain vis-à-vis du gouvernement soviétique. Elle a en particulier mentionné l’accident de Tchernobyl. Elle a alors pensé que « les Etats-Unis [étaient] horrifiés que les Soviétiques ne nous aient rien dit pendant trois jours, alors qu’eux [le gouvernement américain] ne nous ont rien dit [à propos de Fernald] pendant trente ans. » Le gouvernement américain ne pouvait plus se permettre de montrer du doigt les problèmes lointains de l’Union soviétique. Cela ne détournait pas l’attention de Lisa du problème sur lequel elle se concentrait : trouver ce qu’il en était de la pollution dans son voisinage. Le gouvernement a réglé le litige en juin 1989, en versant 78 millions de dollars. Cette somme est maintenant principalement utilisée pour assurer le suivi médical de la population. Mais il y a eu un autre résultat positif. En juillet 1989, la production à l’usine de Fernald a été arrêtée définitivement. La Guerre froide qui tirait à sa fin ainsi que le procès et les scandales associés à la pollution radioactive de l’air et de l’eau se sont conjugués pour aboutir à une importante avancée vers le désarmement. L’installation de Fernald a été démantelée et les bâtiments de l’usine ont été démolis. Des risques d’explosion de cuves Juin 1989 a aussi été un mois historique à d’autres égards. Ce mois-là, le gouvernement soviétique a admis qu’une cuve de déchets de haute activité avait explosé en 1957 à Tchelyabinsk-65, en adressant un rapport sur l’accident à l’Agence internationale de l’énergie atomique. Je pense qu’il s’agissait là d’une réponse à une question sur l’accident que le Dr Bernard Lown, à l’époque co-président de l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW), avait soulevé au cours d’une réunion en avril 1989 avec le Ministre des affaires étrangères de l’époque, Edouard Chevardnadze. Cette révélation a également eu des implications importantes pour les gens travaillant aux Etats-Unis. L’Agence centrale de renseignement américaine (CIA) était au courant de l’accident depuis 1959. Mais, contrairement à beaucoup d’autres événements, la CIA n’avait pas cherché à en faire un argument de propagande. Elle a au contraire gardé l’affaire secrète, jusqu’à ce que ses documents soient révélés à la suite d’une demande déposée par l’organisation non gouvernementale Public Citizen en 1977, dans le cadre de la Loi sur la liberté d’information (Freedom of Information Act). (Un chercheur soviétique dissident, Jaurès Medvedev, avait fait paraître à l’Ouest des informations à propos de cet accident en 1976.) Je suppose que la Commission de l'énergie atomique ne voulait pas admettre que l’accumulation d’hydrogène dans les cuves posait aussi un risque d’explosion aux Etats-Unis, étant donné que, selon la position américaine officielle, il n’y avait aucun problème de sûreté, même après que les documents de la CIA aient été rendus publics. Mais quand l’Union soviétique a officiellement admis en 1989 qu’une explosion s’était produite, une des conséquences de cet aveu a conduit les ONG et le Congrès à étudier plus à fond les problèmes aux Etats-Unis. Le Département de l’Energie a mis en place un groupe de travail sur les cuves de déchets de haute activité du site de Hanford, et des mesures ont été prises pour réduire les risques d’explosion. L’inquiétude relative à ces risques a aidé à assurer la fermeture définitive de la dernière usine de séparation de plutonium en exploitation à Hanford, au début des années 1990. Perquisition du FBI à Rocky Flats L’événement le plus spectaculaire à cet égard a peut-être été la perquisition du FBI, en juin 1989, à l’usine de Rocky Flats, près de Denver, une vaste installation de production de cœurs en plutonium pour les armes nucléaires. Ce genre de perquisition aurait été impensable pendant la Guerre froide. Mais en 1989, les problèmes de sûreté du complexe nucléaire militaire étaient quotidiennement sur le devant de la scène. Une commission d’enquête du Congrès avait eu lieu sur les expériences d’irradiation sur les êtres humains effectuées par le gouvernement américain. D’autres auditions du Congrès ont porté sur la santé et la sécurité. Avant le milieu des années 1980, de telles auditions étaient essentiellement des activités de routine destinées à donner plus d’argent à l’establishment nucléaire militaire. Les scandales se sont multipliés. C’est dans ce contexte que des représentants fédéraux du Ministère de la justice basés dans le Colorado ont appris que des incinérations illégales de déchets contenant du plutonium avaient peut-être lieu à Rocky Flats. Le siège du FBI à Washington s’est alors intéressé à l’information et a ordonné la perquisition du site. Le Ministère de la justice a réuni un jury d’accusation pour chercher à savoir si la compagnie qui exploitait l’usine avait commis des crimes contre l’environnement. La production de l’usine de Rocky Flats a été arrêtée. Le secrétaire adjoint à l’Energie, W. Henson Moore, s’est déplacé à Denver et a admis que l’usine avait été exploitée comme si l’establishment nucléaire était au-dessus des lois. A la fin des années 1950, la production journalière de l’usine de Rocky Flats s’élevait à environ 10 cœurs d’ogive nucléaire en plutonium. Quand la production a été arrêtée en 1989, le gouvernement américain avait fermement l’intention de la relancer une fois réglés les problèmes de sûreté et d’environnement. Mais Rocky Flats n’a jamais rouvert ses portes. Elle ne produira jamais plus d’armes nucléaires. L’usine a été démantelée, bien que du plutonium restera sur place pendant des générations, sous la forme d’une contamination résiduelle. En 1989, le public avait acquis la ferme conviction que, dans la mesure où les Etats-Unis parvenaient à des accords visant à la réduction des armes nucléaires, il n’y avait aucune raison de faire peser un risque sur la santé des populations pour faire fonctionner de dangereuses usines nucléaires militaires. Les événements historiques qui se déroulaient en Europe de l’Est, si bien célébrés dans les livres d’histoire, ont alors trouvé un écho dans le Colorado et ailleurs. La portée de ces événements locaux, passée inaperçue à l’époque, commence maintenant à émerger. Des victoires ignorées Il serait fastidieux de dresser la liste de tous les événements locaux et de toutes les préoccupations relatives à la santé et à l’environnement qui se sont conjugués pour mettre en œuvre l’immense tâche de l’élimination des armes nucléaires. Tous les réacteurs américains destinés à la production du plutonium et du tritium ont été fermés durant la même période. La vaste usine de séparation du plutonium de Hanford, dans l’Etat de Washington, a été fermée là où le plutonium de la bombe de Nagasaki avait été fabriqué. De nombreuses autres installations moins importantes ont été fermées. Quand les Etats-Unis se sont désengagés de tant de grandes installations nucléaires militaires à la fin des années 1980 et au début des années 1990, ils avaient fermement l’intention de reprendre la production. Les usines ont parfois été fermées du jour au lendemain, les matières nucléaires étant encore dans les chaînes de production. Les effets du moratoire soviétique sur les essais nucléaires engagé par le président Gorbatchev se sont fait sentir aux Etats-Unis. L’establishment nucléaire militaire s’est prononcé contre l’intégration du moratoire dans la loi américaine, mais sans succès. (Il a néanmoins obtenu le soi-disant programme de maintenance des stocks d’armes nucléaires et pas mal d’argent à titre de compensation.) Le moratoire a été promulgué sous forme de loi, et a joué un rôle dans l’obtention du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN). Bien sûr, de graves revers sont intervenus depuis le milieu des années 1990, sur de nombreux fronts dont celui des armes nucléaires. Le Sénat américain a rejeté la ratification du TICEN. L’establishment nucléaire militaire américain a créé une nouvelle doctrine sur les armes nucléaires, qui désigne effectivement les Etats visés, dont la Russie. Il veut construire des armes nucléaires utilisables appelées « pénétrateurs nucléaires » (robust nuclear earth penetrators) et des mini-bombes. Les sommes d’argent destinées à la conception des armes nucléaires ainsi qu’à la maintenance d’un énorme arsenal américain ont atteint des niveaux supérieurs à ceux de la moyenne de la Guerre froide. Mais au milieu de cette morosité ambiante, certains résultats des années 1980 et 1990 perdurent. Ainsi, l’establishment nucléaire militaire américain n’a pas la capacité de produire en masse des bombes nucléaires, parce que Rocky Flats était la seule installation aux Etats-Unis qui fabriquait à grande échelle des cœurs d’ogives nucléaires au plutonium. Ses bâtiments de production ont été démolis. Le Département de l’Energie a proposé de construire une nouvelle usine pour la fabrication à grande échelle des ogives en plutonium, mais il faudra une décennie ou plus pour la construire. Les partisans de la paix et de l’environnement disposent donc d’une certaine marge de temps pour organiser une lutte pour empêcher sa construction. A la différence de ce qui se passait pendant la Guerre froide, il est maintenant beaucoup plus difficile pour l’establishment nucléaire militaire d’obtenir le financement pour ce genre d’installation. De nombreux membres du Congrès reconnaissent qu’il s’agit d’une dangereuse provocation en termes de prolifération. Les préoccupations locales sont également cruciales. Si certains veulent obtenir l’argent et les emplois qui seraient créés par la nouvelle usine, les opposants sont beaucoup plus nombreux que ce qui aurait été imaginable pendant la Guerre froide, même si nous vivons une période qui lui ressemble à de nombreux égards. Mais, cette fois, le gouvernement ne peut prétendre qu’une telle installation ne posera aucun risque. Il est tenu de publier des prévisions de risques. Celles-ci indiquent que, sur la durée de vie de l’usine avec une capacité de 450 ogives de plutonium par an, cette production entraînera la mort de neuf travailleurs. L’establishment nucléaire militaire a demandé à la population de ne pas s’inquiéter parce qu’il ne s’agit que d’une estimation statistique. Mais le public est sceptique. Peu nombreux sont ceux prêts à adopter l’idée qu’un peu de plutonium est inoffensif. Les acquis liés aux essais nucléaires devraient également perdurer. L’establishment nucléaire militaire voudrait redémarrer les essais. Mais ce serait très difficile. A la fin des années 1980 et dans les années 1990, un énorme scandale a éclaté relatif à l’empoisonnement en iode 131 d’une bonne partie de l’approvisionnement en lait des Etats-Unis. Au début, dans les années 1980, il s’agissait des émissions d’iode 131 provenant des usines de séparation du plutonium à Hanford. Mais à partir de là, l’affaire a pris de l’ampleur. En 1997, l’Institut national du cancer (NCI) a publié une étude montrant que les rejets d’iode 131 issus des essais atmosphériques d’armes nucléaires dans le Nevada s’étaient élevés à 130 millions de curies, soit plus de 15 fois les rejets occasionnés par l’accident de Tchernobyl. Les zones où les retombées ont été importantes s’étendaient sur tout le pays, depuis l’Idaho et le Montana jusqu’à l’Etat de New York et au Vermont en passant par le Kansas et l’Iowa. En menant la Guerre froide, l’establishment nucléaire militaire a empoisonné une grande partie du lait américain et n’a rien fait pour le protéger. Dans le même temps, des documents déclassifiés ont révélé que le gouvernement avait fourni des données secrètes à Kodak et à d’autres sociétés de fabrication de films photographiques, pour qu’elles puissent prendre des dispositions afin que les films ne soient pas voilés par les retombées radioactives. Aujourd’hui, alors que l’establishment nucléaire militaire américain se prépare à reprendre les essais, l’Académie nationale des sciences (NAS) cherche à savoir si des personnes devraient être indemnisées du fait de la contamination du lait, et si c’est le cas, combien de personnes seraient concernées. Un sénateur conservateur, Bob Bennett, un républicain de l’Utah, joue actuellement un rôle important pour résister à cet empressement à reprendre les essais. Selon son site web, il a fait une proposition de loi qui « empêchera la reprise des essais nucléaires en l’absence de l’approbation du Congrès, d’une étude d’environnement et de sûreté approfondie, et d’un processus ouvert d’implication du public. » Si la loi est votée, il sera difficile, voire impossible pour les Etats-Unis de reprendre les essais à moins qu’un autre pays ne commence avant. Des résultats durables En octobre 1989, le président Gorbatchev déclarait au monde : « l’Union soviétique n’a aucun droit moral ou politique de s’immiscer dans les affaires de ses voisins en Europe de l’Est. Ils ont le droit de décider de leur propre destin. » Cette déclaration a ouvert aux populations des Etats-Unis un espace de débat pour décider du destin des usines nucléaires militaires américaines. La tradition de participation active des citoyens aux Etats-Unis a été redynamisée par la détermination de Gorbatchev à ne pas répéter les terribles violences du passé. La conjugaison de ces deux éléments a abouti à une réduction de la menace nucléaire militaire qui n’a jamais été saluée comme une victoire, mais dont nous continuons de bénéficier aujourd’hui. Le monde traverse indéniablement une période difficile ; la guerre et la violence sont omniprésentes. Mais les résultats obtenus par des mères et des pères soucieux de l’avenir de leurs enfants et de l’eau ou du lait, qui ont débouché sur l’arrêt de la production de toutes ces installations nucléaires militaires et à un moratoire sur les essais, continuent d’exercer leurs effets. Ils nous accordent un répit pour consolider les acquis obtenus à cette époque, et continuer à lutter pour l’élimination complète de tous les arsenaux nucléaires et de toutes les installations nucléaires militaires.
LES NOTES BAS DE PAGE 1 Certaines des recherches réalisées pour cet article ont été effectuées dans le cadre du financement d’un ouvrage d’Arjun Makhijani par la John D. and Catherine T. MacArthur Foundation. Le titre provisoire de l’ouvrage est Science of Death, Science of Life: An Enquiry into the Contrasts between Weapons Science and Health and Environmental Science in the U.S. Nuclear Weapons Complex. 2 Consulter Wes McKinley et Caron Balkany, Esq., The Ambushed Grand Jury: How the Justice Department Covered Up Government Nuclear Crimes and How We Caught Them Red Handed. New York: Apex Press, 2004. 3 Leo Strauss, cité dans Barton C. Hacker, Elements of Controversy: The Atomic Energy Commission and Radiation Safety in Nuclear Weapons Testing 1947–74. Berkeley, Californie : University of California Press, 1994. p. 150-151. 4 Barton C. Hacker, The Dragon’s Tail: Radiation Safety in the Manhattan Project 1942–1946. Berkeley, California, University of California Press, 1987, p. 85. 5 International Physicians for the Prevention of Nuclear War et Institute for Energy and Environmental Research, Radioactive Heaven and Earth: The health and environmental effects of nuclear weapons testing in, on, and above the earth. New York: Apex Press, 1991, Chapitre 4. 6 Pour plus d’informations sur les rejets de l’installation de Fernald, voir Science for Democratic Action vol. 5 no. 3 (octobre 1996). Pour plus d’informations sur les erreurs constatées dans les relevés dosimétriques des travailleurs, voir Science for Democratic Action vol. 6 no. 2 (novembre 1997). 7 Arjun Makhijani, manuscrit de Science of Death, Science of Life, interview de Lisa Crawford. 8 International Physicians for the Prevention of Nuclear War et Institute for Energy and Environmental Research, Plutonium: Deadly Gold of the Nuclear Age. Cambridge, MA: IPPNW Press, 1992. 9 Voir « L’arme nucléaire "utilisable" contre-attaque » dans Energie et Sécurité, n° 26 (2003). 10 Voir « Retour aux mauvais souvenirs »dans Energie et Sécurité n° 26 (2003). 11 Communiqué de presse du sénateur américain Bob Bennett, "Bennett Bill Halts Nuclear Testing Without Congressional Approval, Public Input," le 7 septembre 2004, sur Internet : http://bennett.senate.gov/press/record.cfm?id=225115. |
(La version anglaise de ce numéro, Science for Democratic Action v. 13, no. 1, a été publiée en mars 2005.)
Mise en place juin 2005